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13 mai 2009 3 13 /05 /mai /2009 15:08

Par Jean-Pierre Lalloz


Ce dialogue a pour objet la vérité telle qu’elle se trouve problématisée par la pensée métaphysique – dont Platon est sinon le fondateur du moins l’installateur dans l’histoire humaine.  Elle est considérée dans sa condition objective et dans sa condition subjective, la question de la justice assurant l’unité de cette dualité.

La vérité est identifiée à l’accomplissement de la représentation : j’appellera vrai ce que je me représente, dès lors que ma représentation en sera vraiment une. Cela signifie d’abord qu’elle doit être représentation de quelque chose et non pas de rien, comme ce qui serait le cas si elle se mettait à valoir pour elle-même, intransitivement. Cela signifie ensuite qu’elle doit rester la même dans la diversité de ses objets. Qu’il n’en soit pas ainsi et je me trouverai immanquablement condamné à me renier moi-même, pensant ce que je ne pourrais pas se représenter penser, et voulant ce que je ne pourrais  pas me représenter vouloir.


Première partie : Gorgias

Pour Gorgias la rhétorique est la science des discours ayant pour fin la persuasion à propos de ce qu’il est juste ou injuste de penser ou de faire. On comprend que c’est une activité de tromperie : la question est seulement d’avoir l’air d’avoir raison, afin de l’emporter même contre les spécialistes quand on s’adresse au peuple ou aux responsables politiques – de qui viennent les biens.

Si Socrate ne nie pas qu’on puisse tromper une assemblée et l’emporter sur la vraie compétence, il pointe une limite rédhibitoire qui fait apparaître l’inconsistance de la rhétorique : elle suppose le savoir du juste, puisqu’il s’agit d’en construire l’apparence ; or il n’est pas possible que celui qui a le savoir du juste ne soit pas par là même un homme juste ; de sorte que l’idée d’un savoir purement instrumental à propos du juste et de l’injuste s’abolit d’elle-même.

L’argument paraîtra absurde au lecteur : n’est-ce pas identifier le savoir du juste à la vertu d’être juste ? Outre qu’il faudrait que la vertu fût une sorte de réflexion, il faudrait nier cette évidence qu’on peut connaître le bien tout en faisant le mal. Or cette absurdité disparaît quand on aperçoit qu’il ne faut pas confondre le savoir qui est instituteur du sujet (par exemple être médecin) et la connaissance qui lui reste extérieure (par exemple avoir des connaissances médicales) : s’il va de soi que la connaissance de ce qui est juste n’empêche aucunement d’être injuste, avoir la justice comme détermination de son existence subjective (comme le savoir du corps l’est pour le médecin) revient à être juste. 

En fait, Socrate utilise cette distinction mais sans l’expliciter – ce qui constitue incontestablement une malhonnêteté, puisque chacun de ses termes est invoqué contre Gorgias quand il paraît se référer à l’autre. Celui-ci finit donc par s’embrouiller et par ne plus savoir s’il se réfère à quelque chose (il lui faut bien connaître le juste, puisqu’il fait profession d’en construire l’apparence) ou à rien (construire l’apparence du juste montre qu’on est injuste, donc qu’on n’a aucun savoir du juste).

La question prend ainsi une portée plus générale, qui est de savoir si l’on parle de quelque chose ou si l’on parle de rien, la rhétorique se trouvant condamnée au nom de cette seconde éventualité.


Rien n’est plus important pour l’homme, dit Socrate, que ces questions, qu’on peut ramener à celle-ci : de quoi parlons-nous, en fin de compte ? De quelque chose, par exemple le juste sur quoi on devrait donc pouvoir s’accorder, ou de rien, auquel cas il n’y aura ni accord avec les autres ni accord avec soi-même, ni rien de sensé dans les vies humaines ?


L’enjeu est effectivement essentiel, et ce sera celui de toute l’histoire de la métaphysique jusqu’à Heidegger inclus : il faut qu’il y ait naturellement du vrai pour qu’il ne soit pas possible de dire – ni donc aussi de faire – n’importe quoi.

 

Deuxième partie : Polos


Socrate considère ainsi que la rhétorique, ne visant expressément que l’apparence du juste, est seulement un savoir-faire destiné à flatter, et qui reste étranger à la vérité des choses. Elle est donc analogue à la cuisine qui flatte le palais mais reste étrangère à la question de ce qui est réellement bon pour le corps (affaire de la médecine), et analogue à la cosmétique qui donne artificiellement belle apparence mais reste étrangère à la beauté réelle du corps (affaire de la gymnastique). A ces comparaisons très claires liées au corps, il en ajoute deux qui sont liées à l’âme et qui semblent très obscures : la rhétorique, qui s’est mensongèrement glissée sous la justice, est analogue à la sophistique, mensongèrement glissée sous la législation.


On lèvera cette difficulté par les réflexions suivantes.


L’âme n’est pas entendue au sens trivial qu’impliqueraient des croyances métaphysiques ou religieuses à propos d’on ne sait quelle immortalité, car alors on ne pourrait pas comprendre que les arts qui s’y rapportent soient la législation et la justice. L’âme dont il est question ici est notre capacité de représentation, qu’on peut également définir comme notre rapport (normativement) sensé au sens.


En effet : la législation fixe les critères de ce qu’on peut représenter et de ce qu’on ne peut pas. Tout le monde le sait : il faut se cacher pour enfreindre la loi, et l’action légale fait apparaître au grand jour son auteur comme un citoyen en qui les autres peuvent se reconnaître et qu’ils peuvent prendre pour modèle.


En tant que nous sommes des êtres de la cité et non des êtres naturels comme les bêtes sauvages ou surnaturels comme les dieux, la législation fixe absolument les conditions du sens.  Le sens est originellement politique, puisqu’il se confond avec la représentabilité et que celle-ci conditionne l’apparaître pour soi et pour les autres de ce qu’on fait et de ce qu’on pense. Corrélativement, si la fixation des conditions de la représentation n’était pas absolue, cela signifierait qu’il y aurait des aspects de l’homme qui ne seraient pas « politiques » c’est-à-dire liés au sens. L’âme est ainsi la capacité « politique » de l’être humain : elle consiste à être sensé, à se représenter les choses, et à pouvoir les représenter.  La science qui fait cela apparaît alors comme une dimension essentielle de l’existence humaine, pour ne pas dire son paradigme. Parce que le sens est toujours « politique » (c’est-à-dire en fait inséparable du langage), il n’y a pas à distinguer ce qui est bien de ce qui est juste.


La question de l’éducation sera donc centrale chez Platon. Pour lui même la vertu en relève puisque, étant le savoir du bien, elle doit forcément s’enseigner (ce qui ne sera donc pas simplement en transmettre la connaissance). Cet enseignement est la tâche du législateur (Rousseau reprendra cette idée) et la vocation des lois est de former de bons citoyens dont la notion, du point de vue de l’âme, est indiscernable de celle d’hommes accomplis. Réciproquement la vertu des citoyens constituera le critère permettant d’apprécier les lois, les constitutions et même les politiques au sens moderne du mot.


On comprend alors que la vertu propre de l’âme soit la justice. Qu’est-ce que la justice, en effet ? Ceci et rien d’autre : la conformité des choses humaines à notre capacité de nous les représenter. La vertu de justice sera par conséquent celle d’agir de manière représentable, ou celle de restaurer la « représentabilité » des réalités sur lesquelles on peut agir quand elle a été mise à mal. On le voit bien en prenant des exemples. L’innocent condamné et le coupable impuni sont des objets qui provoquent du déséquilibre et donc du déplaisir dans notre capacité représentative. Si le premier est dédommagé et le second châtié, l’équilibre est rétabli et le plaisir de représentation ce que cela provoque est le sentiment de la justice (ce plaisir n’en est pas la conséquence : il est ce sentiment même). Le moi était en souffrance à cause d’objets sans équilibre (innocence jointe au malheur ; culpabilité jointe au bonheur), la justice est la réparation de cette souffrance. Elle a donc quelque chose de médical. Le problème de la punition et son analogie avec le traitement médical répond à cette nécessité : quand une punition suit une culpabilité, l’équilibre est rétabli. Or cet équilibre est la justice, qui est la vertu et donc la nature normative de l’âme. Quand on a mal agi, il est dès lors nécessaire de chercher la punition afin de cesser d’avoir la contradiction avec soi pour existence, laquelle est le pire de tous les maux puisqu’elle touche l’existence elle-même, le simple fait d’être sujet pour tout ce qu’on peut penser et pour tout ce qu’on peut vouloir. Le mal que nous fait le juge en nous punissant est donc analogue à la cautérisation pratiquée par le médecin : un mal rétablit la santé. Si la justice est la vertu propre de l’âme, alors le mal qu’on aura subi en sera la restauration.


Ainsi la rhétorique ne peut pas servir à emporter injustement les suffrages ou à se procurer des avantages indus : ce serait vouloir son propre malheur. Elle n’a qu’une utilité possible : convaincre le juge de nous punir si l’on a mal agi, afin de retrouver le bonheur d’être sujet, c’est-à-dire l’harmonie entre soi comme représentable et soi comme fait de sa propre capacité représentative. Telle est en effet la définition une du bonheur, de la vertu et de la justice.


Qu’est-ce donc finalement que la rhétorique ? Ceci : le savoir-faire dont l’objet est de manipuler la capacité représentative. La question étant celle du juste, il s’agira de produire le sentiment d’équilibre qu’on vient de dire par des moyens qui ne soient pas le représenté lui-même dans son caractère représentable (par exemple le bonheur lié à la vertu, la souffrance liée à la culpabilité) mais par des moyens qui ne concernent que la représentation (par exemple une image frappante sera mise en balance avec une phrase très longue ou au contraire très courte, selon qu’on voudra produire de l’équilibre ou du déséquilibre). Au lieu que la représentation de ceux qui écoutent soit mobilisée par le sens des choses et donc, réflexivement, par la science ou par l’expérience qui témoignent de leur logique ou de leur réalité, elle sera ainsi traitée pour elle-même, à vide. Ainsi, sans qu’on s’en rende compte, la représentation sera toujours présente mais elle ne sera plus représentation de rien. Et pour échapper à pareille éventualité dont Gorgias lui présente expressément l’éventualité, Socrate est prêt à faire flèche de tout bois, même à être malhonnête dans sa façon de discuter.


Maintenant la sophistique, et sa différence avec la rhétorique.


On pouvait croire qu’elle se confondait avec la rhétorique : un art oratoire servant à l’emporter en toutes circonstances devant l’Assemblée. Socrate souligne d’ailleurs la probabilité de cette confusion. Grâce à ce qu’on vient d’apprendre on voit qu’il s’agit de tout autre chose : sa question n’est pas celle de figurer le juste en manipulant la capacité représentative des auditeurs mais, parce qu’elle concerne la législation et non plus la justice, de produire du semblant à propos des critères de la représentabilité que l’équilibre dont on vient de parler met en œuvre spontanément. Le sophiste ne s’attaque absolument pas à la justice : il admet parfaitement la définition que nous avons proposée, à savoir que toute la question est d’équilibrer entre les représentations, par exemple entre la vertu ou le vice d’un homme et son bonheur ou son malheur. Non : ce qu’il subvertit, c’est le critère même de reconnaissance qu’on met en œuvre dans chacun des moments de l’équilibre ou du déséquilibre. Par exemple, et c’est la thèse du sophiste Calliclès,  il expliquera que la vertu consiste à mener une vie qui ne soit faite que de jouissance, alors que tout le monde croit ou veut croire qu’elle est d’abord faite de retenue et de soumission à la loi. Il expliquera qu’elle consiste à être fort alors que tout le monde prétend qu’elle consiste à être mesuré, etc. Sur la justice, il s’oppose donc au rhétoricien, car il entend, lui, que le jugement puisse librement s’exercer, et refuse qu’il soit manipulé comme eux font profession de savoir le faire : il faut que la conclusion qu’on tirera et les décisions d’attribution et de reconnaissance qu’on prendra soient réellement justes et ne procèdent que de ce qui aura été établi (par exemple de ceci que la vertu consiste à jouir de tout et de tous et non pas à suivre la loi de la cité).


La difficulté est donc levée. Il y a analogie, c’est-à-dire identité de rapports, et elle se présente bien comme Socrate l’annonce : rhétorique / justice =  cuisine / médecine = cosmétique / gymnastique = sophistique / législation.

A partir de ce point, la suite des arguments donnés à Polos devient parfaitement claire. Si l’on ignore ce que nous venons d’exposer, il est impossible de ne pas partager l’avis de ce dernier qui pense que Socrate est fou de dire qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre (même si tout le monde accorde que c’est moins laid), et être victime des pires traitements plutôt qu’être un tyran tout puissant.

L’âme étant définie comme la capacité représentative, faire autre chose que ce qui est juste est en contradiction avec la volonté : on peut évidemment faire le mal, mais on ne peut pas (se) représenter faire le mal, ni donc le vouloir. Celui qui fait le mal ne fait donc pas ce qu’il veut si sa capacité d’être sujet et sa capacité représentative sont la même chose : il ne fait rien qu’il puisse représenter qu’il fait, et se met donc en contradiction avec lui-même, comme sujet de la représentation. D’où cette conclusion qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, car il n’est pas possible de se représenter qu’on est le sujet d’actions injustes mais il est très possible de se représenter qu’on en est l’objet : ici, on n’a pas à s’éprouver comme monstrueux pour soi-même, alors que là c’est inévitable. Pour la même raison, il est impossible d’être heureux en pratiquant l’injustice : on s’y met en contradiction avec soi. Si donc on identifie le sujet à sa capacité représentative, il faut accorder à Socrate qu’il n’y a pas plus grand mal à subir que d’être injuste, parce que c’est se donner pour être la contradiction avec soi. Celui qui est injuste ne peut se regarder en face, même s’il est satisfait de son agir, et doit donc continuellement se fuir lui-même, n’ayant plus pour existence que le malheur de son âme, dont la nature consiste à se représenter elle-même en même temps qu’à se représenter ses objets.

L’argument sous-entendu par tout ce qu’on vient de dire est que le mal ne fait qu’un avec l’impossibilité à la représentation. De fait : on peut toujours commettre une mauvaise action, mais on ne peut pas se représenter, même secrètement, en être le sujet : il faut toujours se donner des excuses,  on ne peut en parler qu’à se dédouaner sur autre chose (par exemple le fraudeur vous expliquera que la loi fiscale est injuste et puis, de toute façon, les autres fraudent encore plus que lui). Récusant la représentation, les mauvaise actions font forcément laides, puisqu’est beau cela qui satisfait pleinement la représentation qu’on s’en fait (d’où l’idée du plaisir et de l’utilité comme éléments de la beauté : ce sont des convenances subjectives). La laideur contredit la représentation, au sens où l’on est en souffrance, du point de vue de notre capacité représentative, quand on doit se représenter des choses qui semblent n’obéir à aucune loi interne. En ce sens la laideur rejoint l’injustice, comme la beauté rejoint la justice : c’est le même de dire qu’une action est injuste ou de dire qu’elle est laide, puisque dans l’un et l’autre cas il y a un déplaisir de représentation (on pourrait préciser que dans l’injustice le déplaisir est de déséquilibre alors que dans la laideur il est de figuration). Socrate est donc fondé à dire que les actions injustes sont laides, et s’il ajoute qu’il est impossible de vouloir être le sujet d’actions laides, c’est à la condition de supposer un sujet identique à sa propre capacité représentative, un sujet bien identifié à la conscience de lui-même, celui-là même dont on a vu qu’il avait la justice comme vertu normative.

Alors que Polos parle de la vie agréable du tyran ou de la sensibilité malmenée de celui qu’on punit, Socrate lui répond en en restant à la réflexion qui demande un équilibre entre les représentations, donc entre les fautes et les punitions. Or il n’est pas honnête de ne pas répondre sur le même terrain que son interlocuteur, voire, comme Socrate le fait à deux reprises, de rompre la discussion au lieu d’argumenter quand on est trop évidemment en difficulté.

Dans cette partie du dialogue, Socrate joue sur l’ambiguïté entre la vie et la sensibilité d’une part, et la conscience attentive de soi d’autre part. Il fait comme si cela ne faisait qu’un alors qu’en fait  il s’agit de dimensions très différentes de l’existence, clairement séparées par tout le monde. Socrate fait semblant de pouvoir en rester à son argument de pure représentation (il est nécessaire d’être représentativement en accord avec soi) alors qu’il a bien vu que Polos avait raison à propos de la vie et de la sensibilité, dès lors qu’on la distingue de la réflexion et du jugement de soi : on peut être malhonnête et heureux, honnête et malheureux. De fait, comme on le voit chez les personnes qui ne sont pas philosophes et ne se soucient pas d’éclairer une existence humaine qui est pourtant la leur, on peut tout simplement refuser de réfléchir, voire ne même ne pas songer qu’on pourrait le faire. Si donc on distingue les domaines de la sensibilité et de la réflexion, l’argument de Socrate n’a plus de valeur. Il continue de lui en accorder une parce qu’il ne peut pas admettre l’extériorité de la vie à la conscience qu’elle a de soi, autrement dit l’idée que l’être pourrait être sans rapport de nécessité avec la représentation, la réalité avec la représentabilité.

Métaphysiquement, il faut qu’il n’y ait pas de différence entre exister et relever de la représentation c’est-à-dire de la pensée réflexive. Comme tout à l’heure avec Gorgias, Socrate emploie toute son industrie à empêcher ou à refuser la contestation de cette équivalence.

Polos se laisse embrouiller, parce qu’il ne voit pas qu’il faut distinguer expressément entre la vie et la réflexion de la vie, et pas simplement de façon implicite comme il le fait en pointant qu’on peut être heureux tout en étant mauvais. Eût-il opéré clairement cette distinction que la malhonnêteté de Socrate lui aurait sauté aux yeux,  qui l’amène tantôt à la parler de la vie (on peut profiter d’une mauvaise action) tantôt à mentionner une nécessité purement représentative  (une mauvaise action est forcément laide et on ne peut se satisfaire de la laideur).

Polos a donc bien raison de n’être pas convaincu par Socrate, bien que celui-ci, à cause de la confusion des types de nécessité, l’ait amené à se contredire lui-même. Calliclès, plus attentif, saura repérer la rhétorique malhonnête de Socrate
.



 

Troisième partie : Calliclès

Si Socrate passe son temps à parer à la contestation de l’identité entre la réalité et la représentabilité, et donc entre la vie et la conscience qui pense, c’est qu’au fond de lui, mais sans pouvoir se représenter la nécessité de se l’avouer, il a reconnu qu’elles étaient disjointes. Toujours sur la brèche, il va d’un argument à l’autre pour boucher les failles de cette identification qu’il veut maintenir au nom de la conscience. Ces failles (dont la principale est la question du mal à laquelle Socrate a décidé de se rendre aveugle) ne doivent pas être admises parce qu’alors la disjonction de l’être et de la représentation permettrait à celle-ci, comme la rhétorique en est l’établissement, de n’être représentation de rien. Elles forceraient aussi à reconnaître que l’homme en général ne sait pas ce qu’il veut. On a vu dès la première partie que Socrate ne supportait pas l’éventualité qu’il n’y ait pas de référent. Il voit bien que l’ordre représentatif n’est pas identique à l’ordre réel, mais il panique (cette éventualité lui fait accepter de mener malhonnêtement la discussion) à l’idée qu’on puisse s’en autoriser pour construire une pratique que dès lors plus rien ne pourrait juger : il n’y aurait plus de représenté permettant de d’estimer, de juger et de légitimer ce qu’on pense et ce qu’on veut.


Calliclès refuse de confondre ce qui correspond à la réalité des choses (la « nature ») et ce qui résulte des nécessités de notre représentation dont on a vu qu’elles étaient forcément « politiques » (la « loi »). Il reproche à Socrate de jouer malhonnêtement sur les deux tableaux.


Il souligne qu’il faut distinguer logiquement, et mais aussi distinguer typologiquement. Son apport est de pointer cette corrélation en disant que les forts pensent et agissent selon la nature des choses, tandis que les faibles pensent et agissent selon ce qu’il est normal de penser et de faire. Nous le comprenons : il est pire ou plus laid de subir l’injustice selon la nature puisqu’il y a plus de souffrance et c’est l’inverse selon la loi parce que la subjectivité représentative s’y met en contradiction avec elle-même. Mais Calliclès, qui accorde qu’on juge aussi les actions selon leur beauté ou leur laideur, n’est pas capable de conserver sa distinction : le pire ne peut être le plus laid que pour la représentation, puisqu’il n’y a de beauté ou de laideur que pour un sujet qui se représente les choses. Et puis, en disant que la force est l’indifférence à la représentation, et donc à la justice qui n’est que représentation, il est forcé de se contredire : il réclame la justice pour les forts, c’est-à-dire la représentabilité ! La position de Calliclès ne cesse donc de se détruire elle-même en mettant en œuvre cela même qu’il commence par reprocher à Socrate. Et c’était inévitable, puisque parler, c’est représenter, donc prendre la « représentabilité » pour critère.


Cette contradiction est parfaitement mise en évidence par l’impossibilité de donner de la « force » une définition univoque. Pour aider à comprendre les exemples donnés (les plus sages, les plus courageux, et surtout les plus compétents pour les affaires publiques), on peut opposer deux modèles : si on parle des plus forts physiquement, alors la foule est forcément plus forte que l’individu, et ses lois sont de ce fait les plus légitimes (c’est-à-dire les plus conformes à la représentation de ce que doit être une loi !), de sorte qu’il devient absurde de les dénoncer comme un moyen d’oppression des natures supérieures par les natures médiocres ; si on parle des plus intelligents, alors il s’agit de ceux qui se conforment le mieux aux nécessités purement représentatives (par exemple ils sont capables d’argumenter) que l’opposition de la « nature » et de la « loi » avait commencé par dénoncer…


Quant à la vie qu’il serait juste de mener selon Calliclès, Socrate n’a aucun mal à en montrer l’indignité en soulignant que tous les plaisirs ne se valent pas, parce que les uns sont représentables et les autres ne le sont pas : certains sont « honteux » au sens où on ne pourrait pas se regarder être le sujet de l’existence qu’ils définiraient. On aurait donc le plaisir mais tout le monde s’accorde à dire qu’on ne pourrait pas penser qu’on aurait le bien.  Là encore Calliclès est piégé : il accepte l’argument qui est pourtant de nature exclusivement représentative, au point même de vouloir le retourner contre Socrate qu’il accuse de tenir des propos déplacés pour un philosophe.


Nous voyons ainsi que l’opposition de la « nature » et de la « loi » est intenable pour celui qui parle en tant qu’il parle, alors même qu’elle est irrécusable. L’idée qu’il y aurait des plaisirs « honteux » met en évidence une nécessité exclusivement représentative (selon la « loi » de ce qu’on peut représenter et de ce qu’on ne peut pas, il y a ce qui est digne et ce qui est indigne), mais pas du tout une nécessité réelle (selon la « nature » un plaisir est un plaisir, et c’est tout). Cela vaut aussi pour les oppositions qui, en imposant la disjonction du plaisir et du bien, de la peine et du mal, montrent expressément l’irréductibilité de l’ordre des significations à celui des choses : alors que dans la réalité le plaisir et la peine vont ensemble, comme on le voit de ce que le plaisir de boire soit inséparable de la peine d’avoir soif, dans leurs idées le bien et le mal sont exclusifs.


L’argument originel de Calliclès était donc juste : la réalité ne se réduit pas au monde de la pensée représentative et la vie est toujours en excès par rapport à la réflexion. Mais il est incapable de le tenir non seulement dans son langage (il ne distingue pas les arguments qui construisent les significations et ceux qui disent les choses), mais dans sa volonté (il veut la justice qui n’est rien d’autre que la représentativité) et même encore dans sa vie (il veut la puissance sans voir que c’est seulement une représentation de la force). Calliclès, qui a parfaitement vu l’irréductibilité de la vie à sa réflexion, en reste à son impuissance à se libérer de la représentation parce qu’il ne réfléchit pas sur la nécessité de réfléchir qui est inhérente au simple fait de parler, et par laquelle il se fait piéger. Il s’enfermera donc dans la bouderie et le ressentiment. Quant à Socrate qui ne nie pas la distinction de la « nature » et de la « loi », c’est son statut de philosophe qui la résout : sa question n’est pas celle de ce qui est réel, mais celle de ce qui est représentable c’est-à-dire, aux yeux d’une réflexion qu’il ne critique pas,  sensé et donc porteur de responsabilité.


Socrate peut donc reprendre l’opposition de départ et les analogies qui la mettent en forme : il ne s’agit pas d’opposer ce qui serait simplement apparent à ce qui serait réel (le plaisir donné par la cuisine raffinée est bien réel) mais, représentativement, ce qui est non vrai à ce qui est vrai : est non vrai ce qui n’est lié qu’à la faculté représentative elle-même parce que cela fait qu’elle cesse d’être transitive et donc de représenter quelque chose (par exemple le plaisir gustatif) ; est vrai ce qui accomplit la représentation comme représentation d’un objet irréductible à elle (par exemple la convenance de certains aliments, en tant qu’elle est fonction de la nature du corps, connue du médecin). Ce qui ne cherche qu’à plaire, ne visant que la faculté représentative pour elle-même, est ainsi dénoncé comme ennemi de la vérité, donc aussi de la justice (équilibre des représentés dans la représentation), donc finalement de l’âme. On a ainsi l’accomplissement de la critique de la rhétorique.


Et comme l’âme est « politique » de part en part (sa nature propre est la justice, et c’est la législation qui la constitue), le critère du bien et celui du vrai se retrouvent dans la vie commune ; elle s’accomplit dans les jugements qu’on peut porter sur les responsables de la vie collective : ont-ils oui ou non rendu les citoyens meilleurs
? Que la réponse soit non même dans les cas les plus illustres montre que rares sont ceux qui font de la politique leur objet. La politique est donc infiniment plus que la politique. L’exemple que Socrate donne a contrario de lui-même (n’oublions pas que c’est Platon qui écrit ce texte !) montre que la politique se ramène à la distinction de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas parce que cette distinction ne diffère pas elle-même de celle qu’il faut faire entre ce qui est représentable (pour soi et pour les autres) et ce qui ne l’est pas. Quand l’essentiel est le représentable, le sujet qui réfléchit est en ordre avec lui-même, donc heureux.
 

 

Quatrième partie : le mythe

Enfin Socrate décrit la vie après la mort en déclarant qu’il ne s’agit pas d’un mythe. Cela semble absurde : comment pourrait-il en être autrement ? (Et de toute façon les croyances personnelles que Socrate pouvait avoir à titre individuel sont sans intérêt pour nous.) Mais la question n’est pas du tout celle-ci, et on le voit en sortant des trivialités habituelles qui empêchent de lire le texte. Car qu’est-ce que la mort ? C’est la réduction absolue de l’existence propre à la représentation des autres ! Dire qu’en ce moment Socrate se trouve au royaume des morts, c’est dire cette vérité qu’il n’est absolument rien d’autre que ce que nous nous en représentons. Telle est pour nous, et pour Platon qui écrit ce texte après la mort de son maître, la question de Socrate. Nous (et Platon avant nous) sommes donc les juges des morts, et d’abord de Socrate : cette représentation à quoi toute leur existence se réduit à jamais, se tient-elle, ou pas ? S’agit-il d’un vrai humain au sens où nous trouvons en lui ce qu’on vient d’apprendre constituer représentativement l’humain (le service de la réflexion, donc le souci indistinct de la vérité et de la justice), ou seulement d’un quelconque individu, qu’on serait alors fondé à ramener à sa réputation ou aux éventuelles richesses qui étaient les siennes ? Telle est le sens de l’idée du jugement des morts, qui doit se faire dans la nudité et sans les prestiges de la vie sociale, c’est-à-dire au-delà des apparences, puisqu’il y a aussi une vérité de chacun et pas seulement une vérité des choses.


Il y a donc, pour la vérité telle que la réflexion la définit, un vrai sujet : le sujet de la représentation qui n’est à la fin qu’une représentation de sujet. Car il y a un vrai sujet étant le Bien, puisqu’on nomme ainsi ce qui donne sens aux choses en général, ce qui les rend compréhensibles. Est vraiment sujet celui qui s’y est assujetti : un humain vraiment défini par sa réflexion, et dont le modèle est Socrate. Ce sera pourtant un Socrate malhonnête, puisqu’il reste vrai que la vie excède la réflexion. La pensée métaphysique est une rage.


Conclusion


En opposant l’apparence non pas à la réalité mais à la vérité, et en définissant celle-ci à la fois objectivement et subjectivement par la représentation, Platon met en place la métaphysique : que l’étant soit d’avance assujetti par le savoir auquel il peut donner lieu.

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11 mai 2009 1 11 /05 /mai /2009 20:05

Ce qui nous séduit nous détourne de l’ordre commun dont la justice accomplit la nécessité. Elle en est la représentation posée pour soi et donc, réflexivement, le critère. Dans le monde comme monde c’est-à-dire comme commun, la justice est ce qui compte. La séduction balaie cela : devant ce qui nous séduit, la question de la justice ne se pose plus parce que la question n’est désormais plus celle d’être ce sujet du commun qu’on appelle le sujet des biens – celui qui fonctionne en anticipant ses objets et qui ordonne tout au principe de finalité. D’être l’acceptation de l’éventualité du pire, le critère de la séduction est indistinctement récusation de l’anticipation comme structure subjective et de la finalité comme structure objective, donc aussi de la justice, nécessité pour soi de la représentation.

Or au nom de quoi cette récusation a-t-elle lieu ? Au nom de la promesse de la vraie vie dont l’objet séduisant ou séducteur est porteur. Mais cette promesse, pour être accueillie comme telle, il faut qu’elle ait elle-même été distinguée de l’habituel service des biens, autrement dit il faut qu’elle ait été désamorcée de la finalité qui semble la définir. Toute promesse ne paraît-elle pas être l’annonce d’un bien, et donc figurer réflexivement la structure générale d’anticipation et de finalité ?

La disjonction du vrai et du bien se fera par la chute de cette conception de la promesse que causera la contingence de l’objet. Ce qui séduit, en effet, et par opposition à ce qui plaît ou à ce qui tente, on ne l’anticipait pas : on l’a simplement rencontré. Les raisons peuvent être ce qu’on voudra, elles sont comme rien devant le fait massif de la rencontre, et l’établissement des nécessités n’est plus qu’un jeu représentatif auquel le contingent lui-même, l’objet qui est là et qu’on n’attendait pas, est parfaitement indifférent. Seulement cette contingence, il faut qu’elle renvoie à rien les raisons et donc la finalité – pas qu’elle en soit le manque. Ce n’est en effet pas du tout la même chose pour un objet d’être contingent et donc d’être sans pourquoi, et d’apparaître à l’ignorant qui manque du savoir de ce même pourquoi. La séduction tient essentiellement à cette irréductibilité du contingent à l’ignoré.

Comment la penser, pour qu’on puisse dire que l’objet renvoie à rien les raisons que n’importe qui aurait de l’accepter ou de le refuser ? Une seule réponse : cet objet, il tombe à pic ou encore, comme on dit, à point nommé. C’est dire que sa rencontre est en elle-même l’épreuve d’une justesse. Or rencontrer un objet qui se caractérise par sa justesse, chacun le sait, c’est déjà être séduit et donc avoir renvoyé à rien l’habituelle exigence de justice.

 

Exclusivité de la séduction et de la justice

La séduction est un détournement, et ce détournement est en fin de compte toujours celui de la vie comme service des biens, autrement dit de la vie comme sujet de la représentation. Etre séduit, c’est donc quitter l’horizon de la finalité et de l’anticipation dont la notion de justice constitue l’indication formelle. Ce qui nous séduit est toujours quelque chose qu’on n’avait pas anticipé (puisque l’anticipation est la structure subjective de la représentation), quelque chose qui renvoie à rien les raisons qu’on aurait de le vouloir ou de le refuser, quelque chose qui récuse par conséquent jusqu’à l’idée de le justifier. Justifier, c’est rendre représentable pour un sujet qui restera le même dans la diversité de ses représentations. Un monde juste, d’, d’autre part, c’est un monde dont on puisse d’avance se représenter l’ordre parce qu’il est celui qu’on ne peut pas ne pas approuver dès lors, précisément, qu’on s’en tient pour soi à la position du pur sujet de la représentation, tel que la fiction du « voile d’ignorance » permet de la constituer. On peut être séduit par l’idée de justice et devenir un justicier, ou par l’idée d’un monde juste et devenir un militant, mais en tout cas pas par quelque chose de juste, puisqu’il s’agirait alors d’une réalité intégralement appropriée à la nécessité représentative et que c’est précisément de cela que l’objet de la séduction nous détourne. La séduction, en ce sens, c’est d’abord que la question de la justice ait cessé de compter : celui qui s’autorise d’une vérité dont il pressent qu’elle est la sienne (à tort ou à raison, peu importe ici) ne peut pas être le même que celui qui s’autorise de la nécessité commune. Cela concerne aussi la morale, et pour la même raison – la moralité de nos actions n’étant rien d’autre que leur caractère représentable (une bonne action est celle dont je peux me représenter être le sujet).

L’exclusivité de la séduction à la justice est, subjectivement, l’exclusivité de la vérité, qu’il faut prendre sur soi dans l’acte même où l’on est enfin sujet, et du savoir, qui est d’avance cautionné par l’universalité du sujet de la réflexion qui fait de chacun un sujet. C’est donc structurellement que la justice et la séduction sont en contradiction, et toute la tradition métaphysique témoigne que c’est le même de prôner la justice et de dénoncer la séduction. Le sujet commun, qui se prend pour ce qu’il se représente être (il se définit par sa conscience, il affirme son autonomie, etc.), est donc outré qu’on puisse opter pour la « vraie » vie. Il la présentera donc comme une forme paradoxale de la vie bonne en essayant ou bien de faire croire qu’il s’agit de bonheurs idiosyncrasiques (« que voulez-vous : Proust était d’une constitution si particulière qu’il préférait le travail aux joies dont sa situation lui eût permis de jouir… ») ou bien de faire croire qu’il s’agit d’héroïsme, c’est-à-dire de dévouement à une cause dont tout le monde peut et même doit se représenter la légitimité. Et si ça ne marche pas, il inversera la manœuvre en essayant de faire croire qu’il est impossible de ne pas trouver de la vérité dans ce qui est désiré, par exemple en expliquant que l’amour est une forme de connaissance ou qu’on accède à la nature véritable d’un fruit en le goûtant. Et puis, tout à la fin (à la fois en termes de logique et de temporalité historique), il jettera le masque : si jamais il était possible d’avoir le désirable sans que cela ait un envers de vérité, eh bien, il ne faudrait pas le tolérer (exemple des drogues ou d’autres choses du même ordre). Dans la représentation ou dans l’action, la représentation se confond avec l’identification des questions du vrai et du bien dont la séduction est expressément la disjonction. En langage subjectif, on peut même dire que le moment de la séduction est celui où l’on fait l’épreuve que la conjonction du vrai et du bien n’a jamais été qu’une imposture dont l’objet, inanticipable et indifférent à toute justification, nous a libérés. On ne dit rien d’autre en soulignant que le critère de la séduction est l’acceptation de l’éventualité du pire (dont la notion renvoie aussi bien au mal qu’au malheur).

L’exclusivité de la séduction et de la justice, c’est l’exclusivité de la vérité et de la représentation. La séduction, c’est l’épreuve qu’on fait de l’impossibilité pour le sujet de la vérité de supporter d’être le sujet de la représentation. Pointons l’extériorité du sujet au savoir en disant que chaque fois que nous sommes séduits, et à quelque niveau que cela se produise, nous éprouvons que tout, avant, n’était qu’un immense malentendu. Il y a quelque chose de libérateur dans la séduction, bien que l’a priorité de l’ordre représentatif qui définit la réflexion la fasse voir comme un asservissement : au moins est-on libéré du malentendu dans lequel on a vécu jusque là et qu’on était aussi pour soi-même. La vraie vie dont l’objet est la promesse, c’est déjà la vie dans laquelle on sera vraiment soi-même, dans une nécessité éthique dont la vie commune qu’on menait jusque là était la méconnaissance. Ce qui nous séduit fait apparaître la question que nous sommes depuis toujours pour nous-mêmes, et cette question n’est pas celle de notre représentation  de sujet mais au contraire celle de notre vérité de sujet. Cela signifie concrètement ce que tout le monde sait et s’efforce en même temps de ne pas savoir : la vraie vie est aussi indifférente à la nécessité d’être juste ou d’être morale qu’elle l’est à la nécessité d’être heureuse – la question du sujet étant celle d’être sujet et non celle de se représenter comme sujet ou celle de s’accomplir comme sujet de la finalité.

Une responsabilité qui devait déjà être la nôtre

Là où est le vrai, dès lors qu’on ne le confond pas avec le représenté, est le sujet qui a pris sur lui de le distinguer du réel et de ce que le savoir avérait. De la vérité à la réalité il n’y a pas de différence mais seulement une distinction : celle qu’il faut reconnaître à l’objet d’une prise de responsabilité. Si c’est seulement de ce qu’on en prenne la responsabilité que quelque chose relève de la vérité, autrement dit si l’essence de la vérité ne se trouve non pas dans un état de fait inerte et stupide (eh bien oui : il se trouve que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, comme il se trouve qu'il pleut ce matin) mais dans la responsabilité qu’un sujet en prend, alors il faut dire que cette responsabilité, dès lors qu’elle est bien une responsabilité c’est-à-dire l’impossibilité même de l’arbitraire, consiste indistinctement pour ce sujet à se faire le sujet de la vérité et à se faire sujet de la responsabilité qu’il prend d’être sujet. La notion de vérité et la notion de prise de responsabilité d’être sujet sont strictement corrélatives.

On sait le paradoxe de la responsabilité : elle ne peut valoir que pour un sujet, c’est-à-dire que pour un être qui soit déjà défini par la responsabilité. On ne peut pas prendre un vivant et lui attribuer la responsabilité d’être un sujet, parce que la responsabilité n’est pas un attribut (elle serait alors une sorte d’innocence c’est-à-dire d’irresponsabilité) mais une imputation. Et on n’impute jamais qu’à un être responsable. Pour prendre la responsabilité d’être sujet, il fallait donc déjà être inscrit dans la responsabilité d’être sujet. Cela signifie concrètement que tout ce qui va concerner la vérité aura la structure d’une reprise de quelque chose qui était méconnu depuis toujours : une responsabilité qu’on prendra au moment de la rencontre avèrera une responsabilité qu’on aura prise depuis toujours. Si l’on n’admet pas cela, on fait de la responsabilité un attribut métaphysique du sujet, c’est-à-dire une innocence et donc une irresponsabilité. La séduction doit par conséquent se penser à partir de cette réitération de l’originel : en toute séduction, il doit forcément s’agit de quelque chose qu’on avait méconnu, parce que ce moment est celui de la prise de la responsabilité d’être sujet, et qu’on ne peut être concerné par l’injonction (« décide toi ! sois enfin sujet ! ») que parce qu’on l’était depuis toujours.  

Que tout ce qui concerne la vérité relève d’une responsabilité d’être sujet qui devait déjà être celle du sujet pour qu’il puisse la prendre à l’occasion d’une rencontre, c’est ce qui fait apparaître l’objet de la rencontre comme en résonance avec la cause originelle de la responsabilité. Par « résonance », évidemment, on donne moins une réponse qu’on ne pose une question à propos de la responsabilité. Cela signifie que séduire consiste à actualiser une responsabilité d’être sujet qui était depuis toujours celle du sujet mais qu’il méconnaissait puisqu’il a fallu qu’on la lui rappelle (« sois enfin sujet ! ») à travers la promesse de la « vraie » vie dans son irréductibilité à toute forme de vie « bonne », si particulière et paradoxale qu’on la conçoive. Si donc on doit penser la séduction en prenant à la lettre l’injonction de l’objet, alors il faut dire que cet objet, et en général tout ce qui séduit, actualise après coup une cause d’être sujet, et qu’il le fait de telle manière que par lui cette cause, précisément, exerce son effet originel. Car il n’y a pas de séduction qui ne soit référence à l’origine du sujet comme sujet : « sois enfin celui que tu ne savais pas que tu étais mais que tu découvres avoir dû être depuis toujours ! »

La question de la vérité n’est pas simplement celle de la responsabilité qu’un sujet prend d’un objet, et par quoi il le fait passer du statut de réel au statut de vrai. On n’explique pas la séduction en disant que la question du sujet y est simplement de ne pas être séduit ou de ne pas être tenté, c’est-à-dire de briser avec l’obsession commune de la vie bonne à propos d’un objet qui, dès lors, prend statut de vérité. Il faut préciser et dire que ce moment est celui de la responsabilité qu’un sujet prend enfin de lui-même quant à être sujet, lui qui était depuis toujours fait de cette nécessité qu’il méconnaissait. Pas de vérité sans cette temporalité appuyée sur la méconnaissance d’une imputation originelle d’avoir à être vraiment soi, temporalité qui marque la nécessité pour la responsabilité d’être responsabilité et non pas innocence de soi ou, si l’on préfère, qui marque l’irréductibilité de l’affaire d’être sujet au fait d’être un sujet. La question de la vérité est donc inséparable de la question de ce qui cause un sujet à être sujet d’une part, et d’autre part d’une contingence, c’est-à-dire d’une impossibilité de se défiler en en appelant aux raisons, qui fasse de cette cause originelle non pas un fait premier stupide et inerte mais déjà une imputation de responsabilité.

Toute séduction est reconnaissance dans l’objet nouveau d’un objet qui était le nôtre depuis toujours, mais il ne s’était qu’à nous avoir depuis toujours causé comme sujet c’est-à-dire comme responsable et non pas innocent d’être sujet. En tout domaine qu’on voudra la considérer, la question de la vérité est celle de cet après-coup. Est vrai l’objet dont un sujet prend la responsabilité qu’il soit vrai dans l’acte même où il prend enfin une responsabilité qui était la sienne depuis toujours : celle d’être vraiment  sujet, c’est-à-dire celle d’être sujet d’être sujet. La responsabilité qu’un sujet prendra de l’objet en consentant à la séduction est la réponse qu’il donne en deçà de lui-même à la sommation originelle qui l’a fait sujet, puisqu’il prend sur lui, dans le moment du consentement à être séduit (se faire sujet pour la vraie vie, par opposition au commun qui est sujet pour la vie bonne), qu’elle l’ait fait sujet.

L’objet est ce qui tombe juste

Ainsi l’objet qui séduit, c’est-à-dire qui détourne de la nécessité représentative (des excuses et de la justice, de l’anticipation et de la finalité), ne le fera qu’à s’adresser au sujet exactement là où il avait originellement été sommé d’être sujet. Là et pas ailleurs – selon une distinction qui sépare ce qui séduit d’une part de ce qui plaît ou de ce qui tente d’autre part. Ceux-ci, rappelons-le, relèvent du service des biens et sont donc sans vérité : ils s’adressent à nous au lieu de notre plaisir ou du miroitement de notre jouissance (ce qui plaît renvoie à notre bien au moins apparent, et ce qui tente nous fait miroiter des jouissances). Dès lors la question de l’objet de la séduction  est uniquement qu’il tombe juste, qu’il atteigne le sujet dans le mille : là où il est depuis toujours convoqué à être sujet, là où les raisons ne comptent pas là (autrement dit là où l’on est sans excuse), là pour un sujet son affaire sera donc de prendre sur lui que cette convocation en soit bien une. L’objet de la séduction ne se distingue donc pas des autres par une qualité particulière qu’ils n’auraient pas et qui le rendrait préférable à eux parce que si c’était le cas il serait tout le contraire d’un objet de séduction, c’est-à-dire de détournement du service des biens, mais c’est l’objet qui est rencontré exactement là où, pour le sujet, il s’agissait depuis toujours d’être sujet.

Pour séduire, il ne faut donc pas être comme ceci ou comme cela : il suffit de viser juste, c’est-à-dire de toucher l’autre là où il était depuis toujours et sans le savoir, au pied de son propre mur. Et pour cela, il faut écarter d’emblée le savoir autrement dit les excuses. Séduire, c’est mettre l’autre en position d’être sans excuse. Sans excuse de quoi ? Eh bien d’être sujet, d’avoir été amené à être sujet, bref d’être séduit. Tel est le secret de la séduction : mettre l’autre dans la position d’être sans aucune excuse d’avoir été séduit.

La séduction est toujours et seulement affaire de justesse : l’objet n’est tel qu’à tomber juste et non pas à posséder telle ou telle caractéristique dont n’importe quoi pourrait se parer pour devenir séduisant. On voit des biches qui remplacent leurs beaux cerfs par des sangliers, dit Victor Hugo. En effet : si les cerfs se contentent d’être beaux et donc de plaire, et si les sangliers, eux, arrivent à point nommé ! Tomber jusque, cela signifie arriver là où la question d’être sujet était tapie sous le service des biens et donc aussi sous la question du plaisir. Celui qui tombe juste arrive exactement là où le sujet pressentait ou éprouvait que le service des biens, autrement dit la vie commune ou encore la nécessité de la « vie bonne », n’a jamais été que mensonge et trahison de soi. En cherchant son bien, on se trahissait depuis toujours. L’avoir reconnu, même secrètement, c’est être prêt pour être séduit, c’est-à-dire pour prendre sur soi une promesse qui serait celle de la vraie vie, quel qu’en soit le prix.

Dès lors la justesse propre à ce qui séduit renvoie-t-elle à l’impossibilité qu’il ait eu des raisons de séduire : on n’est jamais séduit qu’à prendre sur soi d’avoir été séduit, et si on le fait, c’est précisément parce que les attraits de l’objet étaient seulement des raisons de nous plaire ou de nous tenter. La séduction, c’est d’avoir renvoyé cela à rien, et d’avoir pris sur soi que le vrai devait être sans raisons – dès lors que la question du vrai est celle de la responsabilité qu’on pourra nous imputer d’en avoir prise.

Séduire, c’est donc tomber juste : celui qui tombe juste, par cela seul, séduit. Et tomber juste, c’est tomber exactement là se révèle que le service des biens est en tant que tel la trahison de la nécessité qu’on était depuis toujours pour soi.

Disons la même chose autrement : séduire c’est réitérer la cause d’être sujet : l’objet ne vaut jamais en lui-même (sinon ce serait un bien) mais seulement comme l’après coup d’autre chose où se tenait originellement la nécessité qu’être sujet soit notre affaire et pas simplement notre nature.

Voilà en quoi la question de la séduction est celle d’une justesse. Il faut maintenant que nous disions ce que c’est, en général, que la justesse.

 

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3 mai 2009 7 03 /05 /mai /2009 20:07

La séduction, d’une manière générale, c’est l’épreuve qu’un sujet fait de ce que sa question se trouve dans un objet contingent et non pas dans la nécessité représentative qu’il est par ailleurs pour lui-même. La question de la séduction, originellement, est celle de l’alternative du bien et du vrai, c’est-à-dire, pour chacun, de l’alternative entre s’autoriser des raisons qui sont des justifications (s’autoriser de son savoir ou de sa place) et celle de s’autoriser de soi-même. Dans cette dernière expression, la question n’est pas celle d’on ne sait quel caprice qui prendrait son propre arbitraire pour idéal (bien au contraire, puisque l’arbitraire, c’est l’irresponsabilité !), mais celle d’une responsabilité d’être responsable qu’on prend : on prend sur soi que ce ne soit pas la nécessité de l’objet qui compte (et certes, on ne se représente jamais que du nécessaire : le principe de raison est constituant) mais sa contingence, et qu’en conséquence sa reconnaissance renvoie à une autorité qui, de n’être pas celle du savoir mais d’impliquer qu’un sujet soit sujet, ne peut se dire que comme vérité. Il n’y a de réalité que comme nécessité, il n’y a de vérité que comme contingence – la question que le sujet est pour lui-même (la question d’être vraiment sujet) naissant de ce hiatus.  En termes subjectifs, on traduit cela en disant que la promesse de la vraie vie s’oppose au projet de la vie bonne. Cette opposition constitue la situation de séduction.

Or le projet de la vie bonne, toute la métaphysique en témoigne, est aussi le projet de la vie juste, c’est-à-dire d’une vie qui puisse être celle de n’importe qui. Le critère est connu : une société juste est celle qui peut être acceptée par n’importe qui, sujet purement réflexif dont on concrétise la notion en disant qu’il est ignorant de la situation qu’il occuperait (Rawls). Prôner la justice (comme on le fait forcément dès que l’on considère la pluralité des existences) et haïr la séduction sont donc le même : il est impossible au métaphysicien de ne pas vouer aux gémonies les séducteurs et leurs prestiges (les sophistes), ainsi que ceux qui ont reconnu leur question là où il est impossible au sujet quelconque de les suivre et qui sont donc pour cette raison séduisants (les artistes).

La séduction, tout au contraire, est une sommation de singularité : « Arrête d’être n’importe qui, et décide-toi à être enfin celui que tu as toujours eu à être et dont l’objet que tu viens de rencontrer t’a fait reconnaître la nécessité !» Etre séduit, c’est donc aller là où nul ne peut comprendre qu’on aille, même pas soi : je reconnais ma vérité dans un objet dont la question n’est pas qu’il me plaise ou qu’il me tente, et qui ne m’apportera probablement que du malheur, bref qui m’engage sur une voie qu’il est expressément impossible au sujet quelconque (que je reste par ailleurs) de faire sienne. Traduisons : c’est toujours de l’ordre de la justification et par conséquent de la justice qu’on est détourné par ce qui nous séduit, puisque la justice est d’abord la nécessité que rien ne soit que comme justifiable (être juste : bannir l’injustifiable). Et certes, si le critère de la séduction est l’acceptation de l’éventualité du pire, on peut aussi bien dire qu’on est séduit quand la question de la justification, c’est-à-dire d’une approbation qui serait celle de n’importe qui à notre place, a cessé de compter.

Mais si l’objet qui séduit n’est jamais justifié, si c’est expressément à partir de l’impossibilité qu’il le soit qu’on parle de séduction (sinon l’objet nous plaît ou nous tente, mais il ne nous séduit pas), il fait preuve d’une justesse absolue : son aperception se confond avec l’épreuve de cette justesse, parce qu’elle est, dans l’objet dont on vient de faire la rencontre, la reconnaissance de ce qui valait depuis toujours sans qu’on l’ait réfléchi, et qui était notre question – la question d’être sujet dont on est subjectivement constitué depuis toujours.

Ce qui séduit nous fait reconnaître cette question comme sa constitution même ; et c’est à nous toucher exactement au lieu de cette question qu’il nous met au pied du mur. Là où en nous la question d’être sujet ne se pose pas, par exemple quand notre compétence nous donne la maîtrise d’une tâche qui réclame toute notre attention ou quand notre place implique des nécessités qui saturent notre réalité subjective, la séduction est impossible. Précisément parce qu’il n’y a de séduction que comme injonction à être le sujet que nous devions bien déjà être sans le savoir (« arrête de te trouver des raisons et prends enfin la responsabilité de décider de toi-même »), il n’y a d’objet de la séduction que comme juste au sens de la justesse. Pour le dire en une formule : séduire, c’est toucher juste.

Penser la séduction c’est donc toujours penser le juste en faisant du détournement qui définit la notion le cœur du problème qu’il pose : quand on se le représente, il est constitué de son rapport à la justice, mais quand il séduit, sa question est uniquement celle de la justesse. La question de la séduction est donc celle de la mise en acte de l’équivocité du juste : là où est le sujet universel de la réflexion, la question est celle de la justice, mais là où est le singulier d’une vie qui devait depuis toujours être la sienne, la question est celle de la justesse.

Qu’est-ce que la justice ?

L’objet qui séduit détourne toujours d’une voie qui était celle de la représentation (le service des biens, le savoir, l’anticipation) dont la justice en est, comme notion, l’accomplissement formel.

Qu’est-ce qui est juste, en effet ? Toujours ce qui assure la représentation comme telle ou, pour dire la même chose en termes subjectifs, cela qui m’assure moi-même comme sujet de la représentation. Que j’apprenne par exemple la souffrance d’un honnête homme ou le bonheur d’une canaille et j’éprouverai en moi un désagrément qui tiendra à la conscience que je prendrai ainsi d’un déséquilibre entre mes représentations. Les plateaux de la balance ne sont pas équilibrés. Pourquoi devraient-ils l’être, demandera-t-on ? Pour cette raison que je suis le même sujet pour la conscience d’un terme et pour la conscience de l’autre, les mettant ainsi principiellement à égalité : il s’agit semblablement de mes représentations. Le statut de sujet pour la réflexion (et donc de sujet transcendantal pour soi : celui du « je pense » qui « accompagne » les représentations) assure donc la nécessité pour les représentations d’être semblablement mes représentations, et en ce sens d’être équilibrées. La conscience d’une injustice est leur déséquilibre ou, si l’on préfère, mon déchirement de sujet commun pour les deux termes d’une opposition : il faut par exemple que celui qui sait le bonheur de quelqu’un (et qui est donc joyeux) soit le même que celui qui sait sa vilenie (et qui est donc triste). Or c’est impossible. Le sentiment de l’injustice en général est l’épreuve qu’on fait de cette impossibilité. (Il ne faut donc pas le confondre avec le sentiment de frustration, qui renvoie seulement à des attentes déçues et qui est absolument étranger à toute question de justice, même si nous essayons souvent de nous faire croire et de faire croire aux autres que ce qui ne nous avantage pas personnellement est injuste : de fait, on ne peut revendiquer quelque chose, même un privilège exorbitant, sans essayer de faire croire à tout le monde qu’il serait juste de nous satisfaire, le cynisme n’étant en général pas une attitude rémunératrice.)

Telle est l’injustice, donc, qu’elle ne soit pas un fait, une réalité inscrite dans la nature des choses, mais un sentiment : celui de pouvoir ou de ne pas pouvoir être le même dans la diversité de ses représentations. La justice est en ce sens une joie pour le sujet de la représentation que n’importe qui est forcément : celle de faire l’épreuve d’être le même. L’injustice au contraire est une souffrance : celle d’être à chaque fois problématique pour soi (moi comme sujet de telle représentation, je suis un problème pour moi comme sujet de telle autre représentation).

Tout ce qui est lié à la justice, et notamment le désir de vengeance, tient à cette nécessité pour le sujet de la réflexion qu’il cesse d’être un problème pour soi, autrement dit qu’il cesse de souffrir en tant que sujet de la représentation. Nous en faisons très concrètement l’épreuve dans la satisfaction que nous éprouvons d’apprendre que l’honnêteté est récompensée et la perfidie punie, même accidentellement (par exemple quand celui qui s’apprêtait à placer une bombe sur un marché est tué par son engin). La vengeance, pareillement, ne peut pas ne pas provoquer cette satisfaction, même si une nouvelle réflexion nous enseigne que la victime, étant partie prenante (étant située sur l’un des plateaux de la balance et non pas à l’endroit du fléau), ne possède pas l’extériorité de situation qui définit celui qui rend la justice, et qui est le sujet de la réflexion. Tel est bien le cas du juge séparé de la vie par tout un décorum dont la fonction est de le rendre analogue au « je pense » que la distance réflexive sépare des représentations diverses, dont il reste semblablement le sujet.

En pointant que la justice n’est pas seulement un sentiment mais aussi une entreprise, celle de rétablir l’équilibre des représentations pour que le sujet en reste semblablement sujet (par exemple joyeusement quand une personne honnête est heureuse ou tristement quand une canaille est punie), on aperçoit que la question de la justice est celle de la protection de la possibilité de la représentation. Disons-le autrement : de même que la morale a comme but le règne de la morale (la représentabilité de ce dont nous sommes sujet), la justice œuvre à la constitution d’un monde juste (un monde dont on puisse rester le sujet transcendantal de tout). Cela signifie que le propre de la morale et de la justice est de parer à l’irreprésentable – la première du point de vue de la réflexion du sujet, la seconde du point de vue de l’extériorité des sujets.

Etre juste, au sens de la justice, c’est parer à l’irreprésentable, assurer toute chose qu’elle trouvera semblablement à se représenter dans le sujet réflexif du sentiment et de la volonté. En quoi, sans y penser, on prend une option sur la vérité. Car parer à l’irreprésentable, c’est exclure de la manière la plus explicite que rien ne puisse être vrai que par et que pour le sujet qui est une idée pour lui-même, celle d’être sujet (on peut être joyeusement sujet, ou tristement – l’essentiel étant ici qu’on le soit semblablement). Tant que je préserve dans son univocité l’idée que je suis sujet (joyeusement ou tristement, mais pas les deux à la fois), alors je me comporte de façon juste, l’injustice tenant expressément à ce que j’aie cédé sur cette nécessité réflexive. Pour la morale, c’est la même chose, sauf qu’on en reste à la formalité du sujet de la représentation, sans tenir compte de sa modalité – dont les exemples privilégiés mais pas exclusifs sont la joie et la tristesse. Il est essentiel de ne pas confondre la question de la morale et celle de la justice, notamment quand on réfléchit à la politique.

Ainsi, quand on s’interroge sur la manière juste d’organiser la société, trouvera-t-on d’emblée le critère de la justice dans la possibilité de se reconnaître comme le même matériellement en toute place qui pourrait nous échoir, à commencer par la plus mauvaise (laquelle renvoie donc à l’idée d’une aperception triste de sa propre réalité). Le « voile d’ignorance » nomme ainsi la position du sujet de la réflexion pour lequel les différents moments sociaux sont pareillement des représentations, et donc cela nomme la nécessité, pour lui, de se retrouver identique à lui-même en toute situation représentable. Est juste, d’une manière général, un arrangement qui m’assure la possibilité de me reconnaître comme toujours le même, alors qu’est injuste celui qui me force à être à chaque fois un autre.

La question de la justice n’est que celle  de la représentation : il s’agit que le monde reste représentable par nous dans sa diversité, autrement dit que cette diversité ne vienne pas contredire la nécessité que nous en restions les sujets. Le sentiment d’injustice est l’épreuve que nous faisons de la difficulté, voire de l’impossibilité par passage à la limite, de rester le sujet du monde, dont la notion n’est pas simplement celle d’être l’horizon du représentable mais encore celle de la diversité du représenté. La notion de justice tient à cette double caractéristique du monde, dont elle assure le nouage.

Disant cela, nous considérons le sujet de la justice du point de vue de son intériorité, tel qu’il s’éprouve lui-même à travers la souffrance d’être le sujet d’un monde injuste, ou à travers la satisfaction de l’être d’un monde juste – ou même de la joie d’avoir rétabli la justice c’est-à-dire réassuré pour soi la possibilité de rester le sujet de cet horizon divers de la représentation.

Précisons qu’on parle ici du sujet de la justice, et pas du sujet du droit. Le sujet de la justice est matériel, comme on vient de le rappeler (souffrance, satisfaction, joie…) alors que le sujet du droit est formel : c’est le même que le sujet de la morale, c’est-à-dire le sujet de la pure représentabilité de ce dont on le dira sujet, à ceci près qu’il est considéré dans son extériorité, alors que la morale le considère dans son intériorité. Tout le monde sait qu’une action peut être conforme au droit tout en étant parfaitement injuste. On pourrait même, à la limite, dire que cette contradiction définit l’escroquerie dans son accomplissement, le véritable escroc étant celui qui a commis un forfait devant quoi le juge reste impuissant (il constate à la fois l’injustice et la conformité au droit). 

Quand on a compris que la justice est de nature expressément représentative, on ne s’étonne plus de ce qui peut être considéré comme le paradoxe suprême du juste (dont le simple énoncé appliqué au vrai eût constitué une absurdité) à savoir que ce qui semble juste, par cela même, est juste. En langage kantien, cela témoigne du caractère « réfléchissant » du jugement : la justice ne concerne pas la réalité elle-même qui n’est que ce qu’elle est mais sa représentabilité. On peut entendre abstraitement, c’est-à-dire en en restant à la pure extériorité de la subjectivité (la représentation du sujet est son extériorité pour les autres), ou on peut l’entendre concrètement, c’est-à-dire en reconnaissant que le sujet est mis en question dans l’identité de l’épreuve qu’il est pour lui-même par la diversité de ce qu’il se représente.

Car bien sûr, la question de la justice au sens concret est inséparable de celle de l’épreuve qu’un sujet est pour lui-même : la diversité qu’on vient d’appeler « matérielle », pour l’opposer à la pure formalité représentative de la nécessité morale, renvoie en fait à la nécessité pour le sujet de rester pour soi le même que celui qu’il était. Le malheur de l’honnête homme ou le bonheur du scélérat, pour garder les exemples canoniques, sont bien à chaque fois des difficultés de rester le même, pour celui qui se les représente.

La séduction s’oppose directement à cela, où la question est au contraire celle d’être un autre en consentant au détournement dont un objet est le principe : tout cette nécessité dont la justice est l’exigence ou le rétablissement, quand la question n’est plus d’être le même mais d’être un autre, elle cesse de compter… La question qui compte, désormais, est celle de cet autre qu’on avait à être depuis toujours, qu’on ne savait pas qu’on était mais qu’on était en vérité – celui qu’on avait été empêché d’être par la nécessité représentative, et donc par la justice comme sentiment, exigence, ou entrepris. A cause de l’objet qui opère le détournement du savoir vers la vérité, de celui qu’on se sait être à celui qu’on découvre avoir vraiment à être, l’objet qui opère le détournement, la question cesse d’être celle de la justice pour devenir celle de la justesse.

Qu’est-ce que la justesse ? c’est ce qu’il faut indiquer maintenant.

 

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3 avril 2009 5 03 /04 /avril /2009 10:53


Séduire une personne, c’est la sommer de rompre avec sa destinée (une vie d’épouse et de mère de famille, une vie de consommateur raisonnable, etc. ), et ainsi lui enjoindre de ne plus être le sujet constitué par assujettissement au savoir dont elle relève – ce sujet que n’importe qui aurait été à sa place. La séduction est le passage de l’assujettissement au savoir qui définit n’importe quel sujet à l’assujettissement à l’objet, dont la contingence a forcément comme effet de libérer dudit savoir et donc aussi de la position d’anonymat qui lui est inhérente. « Change ta vie », cela signifie donc indistinctement « arrête d’avoir des excuses » et « arrête d’être n’importe qui ». En ce sens la distinction est l’enjeu même de la séduction. Donnons la formule : séduire, c’est mettre l’autre au pied du mur de sa distinction. Consentir à être séduit (ce qui est proprement être séduit), cela consistera donc à cesser d’être commun.

Et c’est très exactement cela qui est séduisant dans la séduction en général : d’un certain objet, si l’on consent à son injonction, on tiendrait de n’être plus commun, et par conséquent on comprendra qu’on ne l’avait jamais été – car seul celui qui n’est pas vraiment commun peut advenir à la distinction. Le séduisant de la séduction, donc, c’est qu’on réalise n’avoir jamais été vraiment quelqu’un de commun, là même où on a une infinité de preuves du contraire ! On était distingué sans le savoir, en somme, et la rencontre de l’objet permet de s’approprier cette vérité.


La source de l’éthique

Toute la publicité tient dans cette idée, quand on se place du point de vue du consommateur – et dans sa manipulation plus ou moins réfléchie quand on se place du point de vue de l’annonceur : la réalité de telle mère de famille a toujours été d’être une ménagère, mais sa vérité était d’être une fée, celle de l’employé d’être un « conquérant », etc., sauf qu’ils ne le savaient pas jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’il leur fallait acheter le nouveau liquide vaisselle, la nouvelle voiture, ou autre chose. La séduction proprement dit est la reconnaissance de cette nécessité, laquelle n’est rien d’autre, subjectivée, que la distinction de la réalité et de la vérité des êtres dont, avant la rencontre de l’objet, ils ne pouvaient avoir l’idée. L’objet les fait accéder à une vérité qui était en lui mais dont ils reconnaissent qu’elle était la leur depuis toujours, et c’est de cela qu’ils lui sont si reconnaissants. Car l’objet qu’on achète sans en avoir besoin, on lui sait gré de révéler, par la séduction qu’il a exercée sur nous, que nous n’avons jamais été n’importe qui – bien que nous ayons infiniment de preuves du contraire et que, dans le cas de la publicité, des millions d’autres consommateurs aient la même impression au même instant. Séduire, c’est distinguer donc révéler une distinction antérieure, en sommant l’autre d’en assumer la responsabilité, de ne pas se défiler devant elle. Séduire, en ce sens, c’est sommer l’autre de ne plus être commun, lui enjoindre d’être enfin vrai sous peine de trahison de soi. Tout se passe donc comme s’il y avait une sorte de chantage : tu ne vas pas, au nom de ton savoir c’est-à-dire de ton bien, bafouer ta vérité, tout de même ! (En quoi séduire est bien tout le contraire de plaire où il s’agir d’assurer à l’autre le service de son bien jusqu’à lui donner l’idée qu’on va le combler.)

Mais parce que la question de la séduction est celle d’une reconnaissance et que ce terme désigne la responsabilité qu’on prend de quelque chose, il faut dire que ce qui eût été un chantage d’un point de vue extérieur est toujours déjà devenu une obligation de soi, qu’on découvre être la sienne propre dans l’instant où l’on prend sur soi que l’objet séduise. Car prendre sur soi qu’il séduise (consentir à être séduit), c’est faire sienne une vérité qu’on aperçoit forcément en lui, cette vérité qui interdit au savoir de compter et par laquelle, dès lors, on se trouve sans excuse (ni, avons-nous vu, possibilité d’être pardonné). Telle est, reconnue dans l’objet, la question du sujet qui est celle d’être sujet de cette vérité donc de cette interdiction.

Disant cela, on désigne la nécessité éthique toujours déjà assumée dans la reconnaissance de l’objet (dans le consentement) et qui s’oppose expressément à la nécessité morale qui, elle, interdit d’apercevoir dans l’objet une « vérité » (en l’occurrence l’autonomie propre à n’importe quel sujet représenté comme tel) qu’on se figurerait donc être en soi-même sous la forme d’un savoir (la fameuse présence de la loi morale en nous pointée par Kant). L’éthique est toujours assujettissement à ce qui compte, c’est-à-dire à l’objet qui nous rend sujet, alors que la morale en est au contraire l’exclusion, puisqu’une action est d’autant meilleure qu’elle est plus désintéressée et donc moins liée à l’objet. Dans l’éthique, c’est l’objet qui compte alors que dans la morale c’est le savoir – et donc, pour soi, le statut de sujet représenté. D’où cette évidence que pour le sujet qu’on est (la première personne) sa propre question (celle d’être sujet) se trouve dans l’objet, alors que pour celui qu’on se représente (la troisième : n’importe quel sujet) sa question (être un sujet) se trouve dans le savoir donc dans sa représentation. La séduction est le détournement de cette nécessité-ci vers celle-là. Dire qu’on est mis au pied de son propre mur, c’est dire que par l’objet et par lui seulement on advient au statut de première personne alors qu’avant la rencontre, c’est-à-dire quand le savoir comptait, on n’était que son corrélat d’anonymat. De fait, le propre du savoir est de valoir pour n’importe qui, autrement dit d’instituer comme « n’importe qui » le sujet pour qui il vaut. Il n’y a donc jamais d’éthique que sans le savoir, et c’est d’ailleurs la raison qui la fait résider exclusivement dans notre sensibilité et jamais dans notre réflexion, domaine de la morale.

Chacun connaît la différence : le domaine de l’éthique est celui de notre rapport à la question d’être sujet, qui est la nôtre en tant qu’on n’est sujet qu’à être sujet d’être sujet ; alors que le domaine de la morale est au contraire celui de notre rapport à la représentation d’être sujet ou, si l’on préfère, à la règle qui dit ce que c’est qu’être un sujet. Rien là que de très évident, et on peut le traduire en définissant la morale comme l’ensemble des nécessités pratiques inhérentes à la troisième personne , par opposition à l’éthique dont le sujet ne s’entend qu’en première personne, c’est-à-dire qu’en exclusivité à sa représentation. Une bonne action est ainsi l’action dont le sujet soit n’importe qui, autrement dit dont le sujet qui ne diffère pas de sa représentation. Bafouer la morale, par exemple en mentant ou en fraudant, c’est donc exclure qu’on puisse se représenter qu’on a été sujet de l’action qu’on a faite, alors même que c’est reconnaître, dans la culpabilité, qu’on en a été sujet. A toute mise en cause en répondra donc en invoquant autre chose, n’importe quoi ou n’importe qui, sauf soi-même : si j’ai fraudé, par exemple, c’est parce que le loi fiscale est injuste et de toute façon les autres fraudent bien davantage. La morale pose pour soi la représentabilité d’être sujet, identifiant ses lois à celles de la possibilité, pour un sujet qui se représente lui-même comme sujet, d’être expressément représenté. D’où le caractère tautologique de la morale, traduit par son statut de nécessité catégorique : « le devoir, c’est le devoir ! ». Autrement dit : agir moralement, c’est agir uniquement par respect pour la nécessité d’agir moralement. Cela se concrétisera pour n’importe quel sujet pris dans la nécessité d’être n’importe qui par l’universalité de la maxime de son action, par la nécessité que l’objet de celle-ci soit valable en lui-même et non par autre chose (ce qui ne peut donc concerner qu’un sujet représentable comme tel : une personne), par l’impossibilité d’accepter que les lois viennent de l’extérieur (pas question d’accepter d’être un moyen pour que la représentabilité en général s’actualise) et, matériellement, par la promotion d’un « règne des fins » où se dise simplement que les sujets de la représentation ont à réaliser la réciprocité impliquée dans la nécessité pour les sujets de la représentation d’avoir des sujets représentables pour objets. Cela, que Kant a présenté systématiquement, tout le monde l’a toujours su, quelles que soient par ailleurs les variations axiologiques inhérentes à la diversité des identités et en général des cultures[1]. C’est que la question de chacun, quand il réfléchit (par opposition à celle qu’il découvrira dans l’objet), est forcément celle de la possibilité qu’il soit représenté comme sujet de ce qu’il fait, puisque la question du sujet en général est celle d’être sujet.  Bref, toute la morale se ramène à la tautologie de la représentation, au sens où il faut et il suffit que le sujet de la représentation soit le sujet de la représentation ! L’éthique au contraire est inconnue du sujet qui la vit, quand il applique sa réflexion à sa sensibilité ou à son parcours effectif, comme un symptôme : l’ordre de son étrangeté radicale et définitive à lui-même.

Aussi voit-on que toute morale, dont l’essence est ainsi qu’elle soit commune, repose sur une éthique qui, elle, se révèlera n’avoir jamais pu l’être. En langage classique, on parlera de l’opposition de la liberté et du libre-arbitre. Très concrètement, il faut comprendre le libre arbitre comme la responsabilité ou la désinvolture du sujet par rapport à la nécessité qu’il soit représentable comme sujet. La liberté qui est inhérente au sujet (sinon ce ne serait pas un sujet) s’oppose ainsi au libre arbitre, comme le sujet représentable et donc commun s’oppose au sujet distingué : il y a la liberté de tout sujet et donc en ce sens du sujet commun, et d’autre part il y a le libre arbitre dans son rapport à la liberté qui, lui, ne peut pas caractériser le sujet commun. L’objet qui séduit a causé cette antériorité, puisqu’il ne distingue qu’un sujet qui n’a pu l’être que parce qu’il l’était déjà. Ce qui nous séduit en appelle à une vérité qui était la nôtre depuis toujours mais que nous découvrons seulement comme son autorité, c’est-à-dire comme la cause de notre responsabilité (par l’objet, nous sommes au pied du mur).

Cette distinction opérée par l’objet institue l’éthique dans le sujet de la représentation en retournant en quelque sorte la relation qui se trouve impliquée dans la notion de sujet, et qu’on explicite en disant qu’on est forcément sujet d’être un sujet, ou encore en disant qu’on n’est sujet qu’à la condition de n’être pas n’importe quel sujet. Car idéalement, l’éthique est première sur la morale, puisqu’être moral ou immoral est par définition une alternative qui ne peut pas elle-même être morale, autrement dit ramenée à la nécessité représentative : le « libre-arbitre » au sens classique est la détermination comme responsabilité ou désinvolture de notre rapport à la morale. Mais en réalité c’est l’inverse, puisque le savoir est d’abord ce qui compte. La première personne adviendra donc à elle-même là très exactement où le savoir cessera de compter : dans la rencontre du contingent, qui sera donc le moment de son assujettissement à l’objet. Le sujet se rencontre lui-même dans l’objet et surtout pas dans on ne sait quelle intériorité ou singularité dont la nature l’aurait doté : l’identité du sujet, c’est l’objet et non pas lui-même.

Dans la rencontre, c’est-à-dire dans l’épreuve que le savoir ne compte pas, l’objet décide (il « compte ») c’est-à-dire qu’il assujettit. Et assujettir, cela signifie simplement produire comme sujet (car compter, c’est toujours marquer et par là instituer comme distingué). On reçoit de l’objet sa condition de sujet en première personne. Bref c’est de la séduction que nous naissons et cette naissance est en même temps celle de l’éthique dans sa distinction d’avec la nécessité représentative. Disons la même chose autrement : c’est parce que l’objet est l’identité du sujet que la séduction est la source de l’éthique dans sa distinction d’avec la morale.

Il sera facile de convaincre le lecteur de cette vérité en lui rappelant que nous naissons tous d’une séduction, si ce terme désigne bien une présentation de la vraie vie que nous serions sommés de nous décider à mener, opposée à celle de la vie réelle dans laquelle nous sommes déjà engagés. Donnons l’argument matériel : nous vivions, et nous avons été séduits par un ordre qui n’était pas du tout la vie, un ordre pour lequel il a fallu renoncer à vivre, mais en quoi il était impossible de ne pas reconnaître la « vraie » vie, et qui est le langage. De la vie au langage, la perte a été totale : perte d’existence, puisque nous étions un corps et que maintenant nous en avons un ! Mais vie de sujet, donc : « vraie » vie, on nous l’accordera, par rapport au vivant que nous étions avant de consentir à entrer dans l’ordre humain, dont chaque parole à nous adressée était une séduction, une sommation à l’intégrer. Car l’originel de l’humain est bien là : les paroles à nous adressées quand nous ne parlions pas encore nous ont littéralement séduits.

Cet exemple de séduction est paradigmatique de bien des manières. Sa prégnance et sa primauté ne doivent cependant pas nous faire oublier le caractère multiple et surtout fractal de notre notion : ce qui vaut ici vaut dans une multitude de domaines et à une multitude de niveaux, qui sont autant de niveaux de « subjectivation », si l’on convient de nommer ainsi le devenir  d’un sujet, dont un objet soit la cause. Cela signifie aussi que la distinction de la morale et de l’éthique dont on vient d’indiquer le principe n’est pas un simple événement mais toujours en même temps une structure, et qu’on peut la retrouver, certes autrement dénommée, en toute occurrence de séduction, à quelque niveau qu’on la considère. Le sujet de la publicité, pour prendre le moins sublime des domaines, est ainsi le sujet d’une éthique, même si ce terme paraît choquant – par exemple celle, révélée à l’instant où l’affiche est aperçue dans la rue, de ne pas être à sa vraie place quand on est à sa place : on a une destinée d’employé de bureau, mais elle n’est comme telle que le refoulement, c’est-à-dire la substitution métaphorique, d’un destin de conquérant ! Et l’éthique dont il s’agit, qui sépare à jamais notre brave sujet de ses semblables et de lui-même, c’est d’avoir la métaphore et non le savoir pour existence.

Telle est la forme en général de l’éthique, telle qu’elle apparaît non pas dans son occasion mais bien dans sa cause, qui est la séduction. Et certes, si séduire c’est détourner, c’est forcément aussi substituer. Le principe de cette substitution est claire : le vrai est substitué au réel, et cette substitution est expressément dite par le réflexif de la décision. Se décider, par opposition à décider ceci ou cela, renvoie bien à la prise de responsabilité d’être sujet – puisqu’il n’y a pas de différence entre prendre une responsabilité et décider. Se décider à propos de quelque chose en général, c’est donc prendre sur soi non pas tant cette chose que la responsabilité qu’on a de cette chose – être sujet d’être suet, en somme. Telle est la sommation qu’on trouve dans la prosopopée de ce qui séduit. Dans l’objet qui le met au pied du mur d’être sujet de la responsabilité qui le définit comme sujet – et dont le consentement à la séduction consistera à donc à reconnaître l’autorité – le sujet trouve la cause de sa responsabilité. Cette cause, puisqu’il est par là même institué en responsable de cette responsabilité même, il en fait vraiment une cause. Pour cette raison seconde, et donc aussi rétrospectivement originelle, l’objet sera dit vrai et pas simplement réel. La séduction est ce mouvement.

Comme séduit – or on l’est de toute façon toujours – le sujet a donc cette substitution du vrai au réel pour existence. Dire cela, c’est rappeler que son identité est l’objet (Proust : la littérature) dès lors qu’on ne parle pas d’un autre sujet que l’objet aurait institué en influençant le sujet qu’on était déjà, mais bien du même. Etre sujet, c’est donc indistinctement être responsable de soi quant à être sujet, et être responsable du devenir vrai du réel. Cette indistinction distingue le fait d’être un sujet (une excuse métaphysique et donc originellement l’identité de l’existence et de l’excuse) de la prise de responsabilité d’être le sujet qu’on est, en quoi consiste d’être sujet. La question d’être vraiment soi, dès lors que l’objet est l’identité du sujet, est ainsi celle une radicale et définitive étrangeté à soi : c’est dans l’autorité de l’objet que le sujet prend la responsabilité d’être sujet – et cela s’appelle s’autoriser de soi-même, le paradoxe du soi étant qu’il est toujours là où on ne peut pas se représenter qu’il est, là où est récusée la notion réflexive de l’autonomie subjective. Séduction, donc.

La séduction cause la liberté d’être libre

Quand on la considère du point de vue du sujet c’est-à-dire du point de vue du consentement à être causé comme sujet, la question de la séduction n’est pas celle de décider de mener une vie qui soit enfin vraie, parce qu’alors la vérité serait identifiée à un bien mais, parce que l’alternative radicale est celle du bien et du vrai, de se décider à prendre enfin sa responsabilité d’être sujet. La prosopopée de l’objet est parfaitement claire : non pas « Sois responsable ! » qui renverrait alors au bien le plus préférable (celui que choisirait le sage, idéalement) mais au contraire « Prends ta responsabilité !», qui délaisse la question commune du bien préférable, si l’on peut dire, pour insister sur celle de l’autorité de l’objet, cause de la responsabilité du sujet. Et certes, l’objet qui s’impose hors des raisons que n’importe qui comprendrait met le sujet au pied du mur : de le tenir pour quelque chose ou de ne tenir pour rien. L’alternative d’être ou de ne pas être pour l’objet étranger au savoir est ainsi alternative pour la vérité : qu’elle soit distinguée (si l’objet est reconnu) ou confondue (dans le cas contraire) avec le savoir – ce dont, forcément, le sujet aura pris la responsabilité. Si la vérité est confondue avec le savoir, alors le sujet n’est que l’habituel sujet de la représentation : la dimension subjective du principe métaphysique originel qui pose que « rien n’est sans raison » ; par contre si elle en est distinguée, alors la question du sujet ne sera plus celle du savoir dont il relève a priori dans les excuses auxquelles on peut ramener tout ce qui le concerne (puisqu’en d’autres circonstances il eût forcément été différent), ni a posteriori dans le pardon qui pourra éventuellement lui être accordé et qui, s’il est une grâce c’est-à-dire une indifférence aux raisons, n’en est pas moins encore un appel au savoir (« je sais que tu ne te réduis pas à ce que tu as fait »). La contingence de l’objet, donc, c’est pour le sujet une responsabilité dont le principe soit d’être « sans excuse ni pardon ». (Inversement c’est le même de toujours chercher des excuse et d’espérer être pardonné et de nier cette contingence.)

La sommation adressée au sujet, en tant qu’elle est réflexive et non pas transitive (« Décide toi ! » et non pas « Décide de vivre autrement !») est l’envers subjectif de cette contingence. La prosopopée de l’objet le marque pour ainsi dire expressément, puisque l’injonction à se décider n’est jamais indépendante d’une autre qui porte sur les raisons, et donc sur l’attitude réflexive : « arrête de réfléchir ! », « arrête de chercher des raisons ! ». Car si la séduction est détournement, c’est avant tout détournement du savoir (l’objet de la rencontre se définit avant tout par sa contingence) et donc, pour soi, de l’attitude réflexive : au premier trait qui pointe l’impossibilité que le savoir égale jamais la vérité correspond pour le second l’impossibilité qu’être vraiment soi puisse consister à l’être réflexivement (consciemment, lucidement, etc.). Et certes, la lucidité est la qualité des maîtres – termes qui désigne précisément l’identification absolue d’un sujet à une place, c’est-à-dire l’absolue insignifiance personnelle (à la place d’en face, celui qui est le maître serait l’esclave). La lucidité est une belle qualité, mais c’est une qualité d’anonyme indéfiniment voué à la médiocrité puisqu’on n’est vraiment soi que sans le savoir et qu’être soi en le sachant, ce qui définit l’attitude réflexive, revient très exactement à être n’importe qui (réfléchir, par exemple à une question de mathématiques, c’est bien entreprendre de penser ce que n’importe qui – et non pas nous – penserait). C’est que l’identité du sujet n’est pas la place qu’il occupe et qui peut changer à tout instant, mais l’objet : la première fait de lui une insignifiance (n’importe quel sujet à la place de n’importe quel autre serait cet autre, le modèle en étant l’interchangeabilité du maître et de l’esclave) alors que le second fait au contraire du sujet l’auteur de sa responsabilité, puisque là où le savoir (ni donc les places) ne comptait pas, il s’est décidé. L’alternative de la vie commune et de la « vraie » vie, ou vie distinguée d’elle-même par son redoublement de responsabilité, est donc celle de la désinvolture et de la responsabilité d’être responsable, puisque décider consiste à prendre une responsabilité, et que se décider consiste à prendre sur soi qu’on ait à se décider.

Quand on parle de la séduction on parle de la rencontre, et quand on parle de la rencontre on dit la contingence de l’objet dont on peut pointer l’envers subjectif comme la nécessité, pour le sujet, qu’il prenne sur lui que l’objet soit l’objet. Précisément : il n’a pas de raisons de le faire ! Si donc c’est par la décision à propos de lui-même (« se décider ») que le sujet reçoit la sommation à être sujet (on a dit dès le début que la séduction était une complicité), alors il faut reconnaître que ce qui est en cause dans l’objet, pour le sujet, ce n’est pas sa liberté qu’on peut confondre avec le fait d’être un sujet, mais la liberté pour lui d’être libre : sa responsabilité d’être un sujet ! Cela se traduit dans l’objet par le paradoxe de la séduction comme nécessité immémoriale (cette inconnue dont on vient de croiser le regard, on attendait depuis toujours de la rencontrer) ou, pour dire la même chose en termes subjectif, par l’injonction d’être enfin soi, celui dont on ne savait pas qu’on avait à l’être depuis toujours. C’est que l’objet contingent surgit de son antériorité au savoir (après coup, on peut toujours établir la nécessité de n’importe quel événement) ; de sorte que c’est depuis ce lieu d’impossibilité qu’il interpelle le sujet, faisant apparaître sa responsabilité de sujet comme antérieure à toute éventualité qu’il se la représente ! En cette injonction à être enfin sujet le sujet est donc concerné comme ayant depuis toujours été sujet de sa vie, même réflexive, en antériorité de quoi il se trouve par là même situé. Mais sa vie est bien celle d’un sujet, donc une liberté en acte. D’où la nécessité de distinguer entre la liberté propre à tout sujet, et une responsabilité de sujet antérieure qu’il faut donc nommer liberté d’être libre.

La liberté proprement dite comprend toujours une dimension réflexive puisqu’elle est par définition la liberté d’un sujet, réalité intrinsèquement réflexive, et surtout qu’elle a pour lois les lois mêmes de la représentabilité (la morale). La liberté d’être libre, par contre, est parfaitement étrangère au savoir du sujet (et donc forcément à la morale, bien qu’on puisse toujours réinterpréter moralement cette étrangeté déterminante en l’appelant « libre arbitre ») : ce n’est pas un étage supplémentaire d’une liberté qui pourrait en comprendre une infinité d’autres mais le statut advenu dans la séduction du sujet que sa liberté, précisément, soit son « affaire ». A la simple notion de responsabilité qui est indéfiniment réflexive au sens où la responsabilité d’être responsable peut indéfiniment être reportée, s’oppose donc la séduction comme événement dont la notion est au contraire celle du pur fait et, pour le sujet, de sa mise effective au pied de son propre mur. Si la séduction n’était pas un événement mais seulement une structure (elle serait l’alternative du vrai et du bien qu’on retrouverait toujours et partout), rien ne permettrait d’arrêter l’indéfinie reprise réflexive de la liberté par elle-même qui, dans les fait, ne serait donc absolument rien. On n’est libre (être un sujet) qu’à la condition qu’en cela consiste notre liberté (être sujet), mais cela ne constitue notre réalité qu’à partir du fait de la rencontre, et donc qu’à partir de l’événement de la séduction qui vient en quelque sorte barrer un renvoi que son infinité idéale rendrait inconsistant. On n’a pas depuis toujours l’identité : on tombe dessus, la question de chacun étant alors qu’il fasse de cette chute l’affaire qui aura été la sienne depuis toujours.

C’est pourquoi, en décidant d’arrêter la considération de la responsabilité des sujets à ce niveau que définit l’opposition de la vie commune et de la vie distinguée, il faut dire que les êtres humains ne sont pas tous à situer sur le même plan : il y a des personnes qu’il est impossible de ne pas dire communes, et d’autres qu’il est impossible de ne pas dire distinguées. Pour les premières, leur question est confondue avec celle de leur bien (ou réflexivement, avec celle du bien – la morale se définissant expressément comme étant la nécessité commune) ; pour les secondes leur question est confondue avec celle du vrai, non pas au sens d’un savoir auquel il leur reviendrait de se conformer comme cela revient par définition à n’importe qui, mais au contraire comme quelque chose dont elles auront pris sur elle qu’il soit vrai – le distinguant par là même de ce qui n’était que réel. Décider de la vérité d’une chose hors de toute savoir en prenant sur soi d’y reconnaître l’origine de sa responsabilité, cela s’appelle faire acte d’autorité – de sorte que les personnes distinguées, ainsi qu’on ne l’a jamais ignoré notamment en philosophie, doivent être désignées comme les « auteurs ». Et certes, on peut être « auteur » bien ailleurs que dans des disciplines que les autres rendront académiques, parfois même dans la vie, pourvu qu’elle cesse d’être commune. Car il y a des vies qui ne sont pas communes, bien que la définition de la vie soit de l’être puisqu’elle est le services des biens d’un sujet. De telles vies sont faciles à reconnaître : elles ont la même structure de singularité secrète et inouïe que les œuvres et sont pour cette raison des vies qu’il faut dire vraies – des vies de séduction, donc. De même qu’on peut par exemple reconnaître une ambition, un paysage, un personnage ou même une notion comme balzaciens au sens où cette « autorité » nomme secrètement leur être (dit silencieusement ce qu’il en est d’être, dans le cas de ces étants), on peut reconnaître une identité secrète qui est toujours celle d’une séduction chez certaines personnes par là même libres de leur liberté et pas seulement de leur action (en admettant d’ailleurs qu’elles le soient de leur action – ce qui est pour le moins douteux, au sens où on ne saurait affirmer que Balzac était « libre » d’écrire ou de ne pas écrire Le père Goriot ou Les illusions perdues). Et certes des personnes libres de leur liberté quand les autres, dès lors communes, sont uniquement libres de leur action, nous pouvons tous en nommer en dehors des « auteurs » au sens culturel du terme. Entre dix exemples éventuels de célébrités, citons Eric Tabarly, né de sa séduction par l’océan, ou Robert Badinter, né de sa séduction par la Justice (au sens indistinct d’une exigence et d’une institution). 

La « générosité »

Il y a une notion classique pour désigner ce paradoxe de l’antériorité de la responsabilité à elle-même, qui constitue la liberté de quelques personnes et l’incompréhension jalouse de toutes les autres : la « générosité ». Par ce terme, il faudrait ainsi entendre la responsabilité qui est propre à ceux pour qui être sujet, c’est-à-dire responsable, constitue leur « affaire » - par opposition au tout venant des sujets qui, eux, n’ont pour « affaire » que leur bien (ou le bien) et dont la responsabilité ne peut concerner que ce qu’ils font (éventuellement le mal). Descartes, quand il parle de la générosité comme l’une des « passions de l’âme » tout en en parlant comme d’une vertu et même comme d’une structure, tient un discours qu’il faut décrypter à la lumière de cette distinction entre attribuer une responsabilité à un sujet (pour dire que c’est un sujet) et la lui imputer (pour dire que sa responsabilité aura été son affaire), et qui permet de préciser dans son statut paradoxal la notion de distinction : elle renverrait à la liberté dont il appartiendrait constitutivement à la liberté de relever. Parce que la question d’être sujet est, dans ces articles du Traité des passions, celle non pas de sa liberté mais du « bon usage de sa liberté », il y est forcément question d’une liberté supérieure dont la liberté elle-même et comme telle soit l’objet. Telle est la « générosité » classique (cornélienne aussi bien), qu’on peut donc aussi appeler la liberté d’être libre : celle qui ne saurait appartenir à n’importe qui mais seulement aux sujets qu’on ne doit dire distingués que parce qu’ils ne sont pas différents (car être sujet, c’est être un sujet), et qu’on ne pourra dès lors désigner que par un terme de pure distinction – un terme en somme qui ne veule rien dire bien que d’un autre côté la signification en soit parfaitement évidente : les personnes « bien nées », les « grandes âmes », etc.. Telle est la difficulté apparente de ces textes qui font à la fois de la générosité une attitude que tout homme se doit d’adopter puisque c’est incontestablement une vertu, que tout homme a donc la possibilité de faire sienne pour la même raison, et une disposition non réfléchie et non acquise que seule les « grandes âmes » et les personnes de « bonne naissance » peuvent donner à connaître. Par ces vocables, on entend que certaines personnes ne sont pas communes (n’importe qui est un sujet) mais distinguées (elles sont à chaque fois sujet d’être sujet), nous ramenant ainsi à une antériorité de la liberté à elle-même, dont il n’aille dès lors pas de soi qu’elle constitue la liberté comme telle (la notion ne concernerait finalement que les âmes « nobles » et pas du tout le commun des sujets qui sont pourtant définis par la liberté), bien qu’il soit par ailleurs faux de le nier (du point de vue de la notion, on ne sort pas de l’indéfinie réflexivité de la responsabilité). Hors de la pensée de la séduction et donc de la distinction comme institution originaire du sujet par l’objet, ces idées sont incompréhensibles – qui pourtant convainquent spontanément tout le monde, malgré ce qu’on appellerait aujourd’hui leur « incorrection politique ».

On appliquera donc ces idées classiques à notre question en opposant la liberté commune de faire ceci ou cela, et qui est alors la liberté dans la vie, à une autre liberté dont l’injonction à se décider, et donc à opter pour la « vraie » vie serait le principe. Etre de « bonne naissance », alors, cela signifierait être sujet de la vraie vie, par opposition aux personnes communes qui ne sont, elles, sujet que des actions de leur vie, dès lors sans vérité. Et certes, si l’on nous accorde que la question qu’on est pour soi (la question d’être sujet) procède exclusivement de la séduction parce que c’est l’objet qui est l’identité du sujet et la cause de sa responsabilité alors on nous accordera sûrement qu’être né du langage est quelque chose qui peut aussi se dire, par opposition à la simple nécessité vitale, être « bien né » au sens classique du terme ! Naître dans la vie, c’est naître ; naître dans l’humanité, c’est « bien naître » - la naissance étant alors double comme la mort, puisque les morts de la vie ont encore à mourir dans l’humanité. Si donc il est vrai qu’« aux âmes bien nées la valeur n’attend pas le nombre des années », c’est que la « valeur » dont il est question (l’indistinction de valoir et d’être valeureux) n’est pas celle dont on puisse parler en termes de progrès mais seulement en termes de vérité. Et la « vraie » vie ne saurait pas plus devenir meilleure que la vie « bonne » ne saurait devenir plus vraie !

La « vie bonne » est et sera toujours l’affaire du commun dont elle peut représenter le bien le plus accompli, tandis que la « vraie » vie, celle des « auteurs » au sens de la définitive étrangeté à soi qu’on a dit plus haut, est d’emblée celle d’un sujet libre d’être libre c’est-à-dire libre relativement à la question du bien à laquelle tous les autres sont asservis, assujettis qu’ils sont au savoir et aux places c’est-à-dire, représentativement. La « distinction », puisque c’est cela, la « générosité » est donc avant tout liberté relativement à la nécessité de la vie bonne : on n’est pas concerné par cette question qui est à bon droit celle de n’importe qui parce que notre question n’est originellement pas là. Et c’est bien d’origine qu’il s’agit dans l’objet, puisque sa rencontre ne peut se faire que sur le mode de la réminiscence : l’objet qui somme d’arrêter d’être n’importe qui fait reconnaître sa vérité comme ayant été la nôtre depuis toujours. Par cette dernière expression, où se dit le principe de la séduction, nous traduisons ces idées objectivement absurdes mais néanmoins vraies de « bonne naissance ». En est de « bonne naissance » quand c’est de ce qui nous constitue comme sujet singulier de la responsabilité universelle qu’on s’autorise, et on est une personne du commun quand c’est au contraire de ce qui ne nous constitue que comme sujet universel. C’est le propre de n’importe qui d’être n’importe qui sauf que, de par l’objet et donc de par l’insistance du vrai, tout le monde n’est pas n’importe qui… La séduction est l’instant du basculement d’un statut à l’autre.

Ainsi la liberté peut s’entendre de eux manières. La liberté commune est la liberté dont il va de soi qu’elle est liberté pour le bien (le mal, subjectivement, est toujours hétéronomie donc démission de son propre statut de sujet) ; et, à cause de l’objet et donc de l’idée de la vraie vie, il faut l’opposer à la « générosité » qui est la liberté libérée de la question du bien et dont elle pourra dès lors elle-même relever. En termes d’aujourd’hui, la « générosité » consiste à s’autoriser de soi et donc, de soi tel qu’on s’est reconnu dans le statut d’origine subjective de l’objet, à s’ « autoriser ». Cela ne signifie surtout pas se faire auteur pas par quelque volonté encore asservie à un idéal de représentation (qu’on pourrait figurer par l’image cartésienne et moliéresque d’être « relié en veau »), mais cela signifie que la causalité subjective de l’objet ou, si l’on préfère, sa valeur d’origine pour soi (« oui, c’est cela ! »), on a pris sur soi que ç’ait été depuis toujours son affaire. La « générosité » ne se trouve donc pas dans le sujet comme une qualité particulière et contingente dont on ne sait pourquoi les autres seraient privés, mais elle se trouve dans l’objet en tant qu’objet.

Donnons un exemple concret d’une personne qui n’avait rien de « commun » pour faire voir ce que c’est que la « vraie » vie et donc aussi ce qu’on pourrait appeler, pour un sujet, la « vraie » liberté : la « générosité » au sens classique d’Eric Tabarly n’est aucunement un trait psychologico-moral qu’on pourrait constater en lui, mais c’est tout simplement l’océan. Ça et rien d’autre – la « générosité » tenant précisément au caractère abrupt et définitif de cette exclusivité. Tabarly : l’homme qui ne cède pas sur la « vraie » vie, non pas parce qu’il aurait été doté par la nature ou par l’éducation d’un entêtement particulier, mais pour la seule qu’il ne s’est pas défilé devant ceci que l’océan, comme « objet », est vrai. La « générosité » n’est rien d’autre que ce refus de laisser la question du vrai aux bonnes raisons.

Parce que la question de la générosité est identique à celle de l’autorité au sens strict (« autorité » = le fait d’être « auteur », notion qui s’oppose à celle de sujet en ceci qu’elle en est le redoublement), elle doit être pensée par nous dans l’universalité qui définit cette dernière notion. Telle est la question de la séduction qui n’est aucunement réservée aux réalités sublimes (même si l’on peut nommer « sublimation » qu’un sujet laisse la question de son bien pour prendre sur lui la vérité du vrai), et qui n’est donc pas moins efficiente dans le dérisoire des choses qui sont petites et partielles que dans la majesté des choses qui sont grandes et totales : elle ne vaut pas moins pour les engouements publicitaires (l’employé de bureau séduit par une réclame de voiture : il comprend qu’il a toujours été sans le savoir un « conquérant des grands espaces », ce qui donne un achat de plus et des exaltations subjectives) que pour les œuvres de l’esprit (tel bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle séduit par la littérature : il réalise que sa question a toujours été celle d’écrire, ce qui donne la Recherche du temps perdu). Cela signifie que tout ce qu’on vient d’apprendre sur la « générosité » doit, malgré le paradoxe pour ne pas dire l’oxymore que cela constitue, permettre de penser la séduction en général, dont les tout premiers caractères sont d’être multiple et fractale – puisqu’on peut être sujet de multiples manières (l’artiste est aussi un consommateur et un automobiliste, par exemple) et surtout qu’on peut l’être à une multitude de niveaux (né de sa séduction par la littérature, l’écrivain peut être séduit par tel personnage, puis par telle idée à propos de ce personnage, puis par telle formulation de cette idée, et ainsi de suite).

conclusion

Telle qu’elle apparaît à travers la question du redoublement de la liberté ou, pour le dire en langage classique, à travers celle de la « générosité », la question de la séduction est celle de la cause de la distinction. En quoi on la désigne comme celle de l’autorité – puisque c’est le même, dans toutes les acceptions du termes, d’être distingué et de faire autorité, et que l’autorité est en propre ce qui distingue (par opposition au pouvoir, notamment de juger, qui différencie). Cette notion en sort alors clarifiée. L’autorité n’est pas quelque chose, une puissance ou un pouvoir (ou une « qualité ») mais l’irréductibilité de la question de la vérité à celle du savoir (ou, si l’on préfère, à celle des bien)s, en tant que cette irréductibilité est inconsistante, et qu’elle se trouve par là même identifiée à la responsabilité qu’un sujet en prendra. Ainsi le sujet s’ »autorisera-t-il de lui-même en devenant sujet d’avoir été fait sujet. Les raisons en sont maintenant évidentes : 1) on n’est sujet que par assujettissement à un objet parce que le sujet n’est pas une entité métaphysique qui tomberait du ciel toute constituée (à strictement parler, on ne peut donc pas dire qu’il y a des sujets comme on peut dire qu’il y a des cailloux). Car 2) cela ne constituerait qu’un effet objectif analogue à la pluie qui est un effet de la condensation de la vapeur atmosphérique si 3) cette constitution n’était celle d’une responsabilité, celle de l’objet, précisément, s’il est vrai qu’on est sujet qu’à ce qu’être sujet (entendons : être constitué en sujet par l’objet) soit non pas notre nature mais notre affaire.

 



i[1] Le relativisme, bien commode parce qu’il semble autoriser la paresse intellectuelle (alors qu’en réalité il obligerait à produire des lois de transformation), est parfaitement faux en matière de morale. Car si l’enquête empirique fait voir qu’il y a une morale propre à toute catégorie qu’on voudra mentionner (les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les urbains et les ruraux, les bourgeois et les prolétaires et ainsi de suite indéfiniment), elle fait voir aussi que chacune de ces « morales » a pour sens de valoriser ceux dont elle est la « morale », de présenter leur existence comme le modèle de l’humain et surtout d’instituer leur intérêt comme celui que tout le monde doit servir. Impossible dès lors qu’un jugement moral universel n’apparaisse pas dans l’évidence suivante : il n’y a pas de morale particulière qui ne soit narcissique et intéressée (et souvent de la manière la plus grossière) c’est-à-dire immorale. Avoir une morale particulière – tout le contraire de l’éthique, irreprésentable et aperceptible seulement de l’extérieur comme l’autonomie de l’objet – c’est simplement être une canaille.

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23 mars 2009 1 23 /03 /mars /2009 19:01
Séduction et distinction

 

Ce qui nous séduit nous enjoint de rompre avec la nécessité qui détermine comme destinée la vie qu’on mène. « Change ta vie », cela signifie donc d’abord : « rompt avec le chemin qu’il serait, pour n’importe qui à ta place, normal de suivre », et par conséquent aussi « cesse de laisser au savoir  le gouvernement de ton devenir». Le moment de la séduction sera donc par excellence celui de la contingence : on ne peut être séduit que par quelque chose qu’on n’aurait jamais imaginé, qui surgit contre toute probabilité. Cela signifie que ne peuvent nous séduire que des choses qui attestent que le savoir ne compte pas. Et certes, c’est toujours du savoir qu’on est détourné quand on est séduit : la vie qu’on allait mener, et qu’on ne mènera peut-être pas, est bien celle que posait le savoir de notre situation. Pas de différence, pour les réalités qui nous séduisent, entre l’impossibilité devant laquelle elles nous mettent d’en appeler au savoir en nous signifiant que notre question n’est pas celle du savoir dont on relève et la nécessité, qui en est donc l’envers, que, devant leur injonction, nous ne nous autorisions que de nous-mêmes (« prends tes responsabilités ! ». La séduction, c’est toujours la rencontre  d’un objet qui n’est pas n’importe quoi et d’un sujet qui, par là même, va réaliser qu’il n’est pas n’importe qui. 

Contingence et distinction

La question de la rencontre est celle l’effet du contingent comme tel – un effet de séduction, donc, dès lors que cet effet ne peut être réfléchi que comme interpellation, mise en demeure : on s’autorisait depuis toujours des raisons qu’on avait, eh bien maintenant, il n’en est plus question. Or la question pour le sujet est toujours la même : celle d’être sujet, puisqu’être sujet, cela consiste à avoir pour affaire et non pas pour nature d’être sujet, sinon être sujet serait être une sorte d’objet dont la nature serait simplement spécifique et paradoxale. Quand le savoir compte, chacun répond à cette question qui est la sienne par les rôles, la compétence ou, pour dire la même chose d’une manière non réflexive, par les raisons conscientes et inconscientes qui justifieront son action – dès lors toujours finalisée. La finalité de l’action et son anonymat sont donc strictement corrélatives : si des raisons justifient ce qu’on fait, alors cela doit être fait – sous entendu : par n’importe qui, c’est-à-dire par quiconque sait que cela doit être fait. Pas de différence par conséquent entre s’autoriser des raisons (de son rôle, de son statut, de son savoir) et avoir cédé sur sa propre singularité – ce qui s’appelle tout simplement la condition commune. La séduction, c’est d’en être détourné par un objet qui rappelle au contraire que les réponses communes, justement en tant qu’elles sont des réponses, obturent la question que chacun reste pour lui-même et par conséquent ne comptent pas. Tout le monde en fait l’expérience, dans toutes sortes de domaines et à tous les niveaux : ce qui nous séduit nous détourne de la réponse commune pour nous renvoyer à la question singulière que nous reconnaissons alors avoir été depuis toujours pour nous-mêmes.

Commun signifie, indifféremment pour l’objet et pour le sujet, « autorisé du savoir » (ou de la place, ce qui revient au même) et « finalisé ». Le propre du commun est en effet de pouvoir être expliqué par quelqu’un, et c’est toujours par l’appel à un bien, immédiat ou réflexif (l’utile, l’agréable, ou le bon) qu’il le fera, avérant ainsi que n’importe qui à sa place en eût effectué la nécessité. Etre commun, pour un objet et aussi pour un sujet, c’est donc être susceptible d’être compris : déterminer une compréhension qui sera donc seule à compter. En ce sens l’objet commun est n’importe quoi (on peut parler d’une table, ou d’une chaise comme vous voulez) et le sujet n’importe qui (prenons quelqu’un au hasard dans la rue). Etre un sujet commun, c’est donc avérer à chaque instant qu’on est n’importe qui (éventuellement une personne vertueuse, puisqu’une bonne action est celle que n’importe qui doit accomplit) : quelqu’un en qui il est toujours possible de se reconnaître dès lors qu’on repéré la particularité d’une place qui aurait pu aussi bien être la nôtre. Très concrètement, on sait qu’on a affaire à un sujet commun, si particulier qu’il soit, quand on pose la proposition suivante : « à sa place, c’est-à-dire dans sa situation objective et surtout subjective, n’importe qui aurait fait ce qu’il a fait ». Permettre cela, à savoir une compréhension par n’importe qui et donc avant tout par soi-même, c’est être commun : notre question de sujet et la question de notre bien sont la même. Bref on est commun quand rien ne compte que d’être commun, ainsi que le signifient expressément les notions de place (à sa place j’aurais fait ce qu’il a fait), de justification (il n’y a d’action que comme la poursuite d’un bien, même si elle est parfois paradoxale) et donc de compréhension (on peut toujours comprendre un sujet en se mettant à sa place et en se représentant le bien qu’il poursuivait dans la situation qui était la sienne). La philosophie a construit une notion qui n’est absolument rien d’autre que la réflexion du caractère « commun » ainsi défini, et c’est la métaphysique dont le fondateur, Platon, produit l’essentiel de son œuvre comme un combat contre la séduction.

A bon droit, car la séduction est, par un certain objet contingent, le détournement de cette condition qu’il est impossible à n’importe qui de ne pas reconnaître pour la sienne. L’objet qui séduit le fait simplement de n’être pas commun, au sens où le savoir qu’on en peut produire, si satisfaisant qu’il soit pour n’importe qui, ne comptera pas : en face de cet objet, et contrairement à ce qui se passe pour tout autre, être n’importe qui, cela ne vaut pas. Ainsi le savoir commun dont n’importe quoi relève est d’emblée distingué d’une vérité qui reste celle de l’objet – dont il suffit par conséquent de dire qu’il n’est pas vrai qu’il soit n’importe quoi, bien que la réflexion, qui porte sur lui comme elle porte n’importe quoi, soit fondée à poser le contraire. Il l’est donc, certes, sauf que ça ne compte pas : cette femme dont on vient de croiser le regard dans la rue, est bien sûr un élément quelconque de la foule parisienne ; mais celui qui nous le rappelle parle pour ne rien dire, qui ne voit pas que la question n’est pas là.

La séduction est donc la corrélation de deux impossibilités d’être commun : celle de l’objet qui est contingent et dont la question n’est dès lors pas celle du savoir qui le caractériserait et en rendrait compte, et celle du sujet dont aucune raison ne saurait à sa place régler la question essentielle, qui est celle d’être sujet. Nous avons reconnu la propriété de cette question que le sujet est pour lui-même dans la distinction des remords de celui qui n’aura pas consenti à être séduit et des regrets de celui qui aura renoncé à ce qui le tentait. La question de la tentation est expressément celle du sujet commun et c’est d’abord d’en être détourné par un certain objet qu’on est séduit, c’est-à-dire avant tout mis au pied de son propre mur. Depuis la nécessité multiforme de tout, il y a le sujet commun (qu’on peut aussi dire « sujet de la métaphysique ») et dont il suffit de dire qu’il est un sujet – condition qui constitue donc son innocence d’être responsable – et par ailleurs, depuis la contingence de l’objet,  il y a ce sujet qui réalise n’avoir pas cédé sur sa responsabilité d’être sujet et qu’il faut dire, par conséquent, distingué. On ne peut tenter qu’un sujet commun, on ne peut séduire qu’un sujet distingué – au moins au sens où on le distingue – du sujet quelconque c’est-à-dire du sujet de la tentation qu’il est forcément par ailleurs.

La séduction est une affaire de distinction, et on peut en formuler la question en disant qu’il appartient à un objet distingué (cette femme aperçue dans la foule, ce n’est assurément pas n’importe quelle femme !) de mettre celui qui n’est déjà plus un sujet au pied du mur de sa propre distinction d’avec cette condition commune. Tout ce qui séduit est d’une manière ou d’une autre distingué, et d’abord distingué de lui-même au sens où il est exactement le même que ses semblables à la communauté desquels il n’appartiendra pourtant jamais. Corrélativement le propre de ce qui est distingué est de distinguer, puisqu’on ne peut pas constater une distinction mais seulement une différence, et qu’il faut dès lors prendre sur soi qu’elle en soit une : on ne peut en appeler à aucune raison dont la réalité serait pour nous en même temps une justification (vous voyez bien que j’ai raison) et une excuse (je n’y suis pour rien, moi, si les raisons sont ce qu’elles sont).

La distinction est donc toujours signifiée subjectivement par l’opposition qu’il faut faire entre reconnaître et apercevoir : n’importe qui aperçoit, mais seul un sujet qui n’est pas désinvolte avec l’affaire d’être sujet peut reconnaître, puisque reconnaître, c’est prendre sur soi et donc en quelque sorte signer ou contresigner qu’il en soit ainsi. Or prendre sur soi d’être sujet d’une reconnaissance quand n’importe qui l’est spontanément d’une aperception et donc, réflexivement, d’une constatation, c’est être détourné par l’objet de l’innocence d’être responsable (être un sujet : on est innocent de ce qu’on constate) vers la responsabilité d’être responsable (reconnaître consiste à « prendre sur soi que »). Et certes la distinction du sujet par rapport à sa simple nature de sujet a depuis toujours été la sienne – puisqu’il a par exemple reconnu cette femme là où n’importe qui aurait seulement aperçu une passante quelconque présentant telle ou telle qualité. D’où l’évidence d’une antériorité de l’affaire d’être sujet sur la nature d’être un sujet, qui ne fait qu’un avec le vécu de la séduction : cette question d’être sujet que l’objet me met en demeure d’assumer, c’est le même pour moi de l’entendre (être séduit et non pas tenté) et de reconnaître qu’elle a toujours été la mienne et que c’est de me précéder moi-même comme sujet (l’affaire d’être sujet avant la nature d’être un sujet) que j’ai l’autorité de reconnaître et donc d’être séduit.

D’où le paradoxe existentiel de la séduction qui est en même temps une réflexion et la découverte d’une distinction, c’est-à-dire de la possibilité, pour soi, de faire autorité hors de soi, en étrangeté à soi. Car moi, je ne suis jamais qu’un sujet : celui que n’importe qui aurait été à ma place, et qui se pose toujours la question de son bien (et certes il y a toutes sortes de biens). Pourtant l’objet contingent s’adresse à moi, me mettant par là même en demeure de cesser d’être ce sujet commun que j’éprouve pourtant être :renvoyant à rien le savoir qui identifie son destinataire au sujet quelconque, il me fait reconnaître par là même que mon statut éprouvé de sujet quelconque n’est pas ma vérité – laquelle m’échappe puisqu’elle se trouve en lui. Cette reconnaissance de l’objet comme enveloppant une vérité dont on ignore tout mais dont il vient de nous signifier qu’elle est la nôtre depuis toujours, c’est bien sûr la séduction même.

Vérité  ou savoir

La séduction est l’effet sur le sujet de l’objet contingent, et c’est toujours un effet de distinction. La distinction de soi-même, c’est la reconnaissance dans l’objet qu’on n’a pas pour vérité la réalité qu’on a en soi et dont, comme à propos de n’importe quoi, un savoir est au moins possible. La distinction est donc en même temps une aliénation : il n’y a de distinction subjective que comme inscription dans l’objet d’une vérité du sujet – une distinction objective s’entendant seulement de ce que le savoir qui rend compte de l’objet n’en soit pas la vérité, puisque cet objet résiste à la compréhension sans pour autant rien lui objecter, autrement dit qu’il reste énigmatique. La distinction objective, c’est l’énigme, et la distinction subjective, c’est la séduction. D’où cette évidence que rien ne peut jamais nous séduire qu’à nous apparaître sur le mode de l’énigme (un regard par exemple, dont on ne sait pourquoi il se pose sur nous, dont on n’arrive pas à déterminer s’il nous invite ou nous rejette) – rien ne pouvant au contraire nous tenter qu’à nous apparaître sur le mode de la possibilité représentative. La vérité de ce qui me tente est ainsi constituée des biens que je me représente, alors qu’au contraire la vérité de ce qui me séduit l’est d’une responsabilité d’être sujet (par opposition à l’innocence d’être un sujet) que j’aperçois dans l’objet lui-même comme son caractère énigmatique. Une énigme, en effet, c’est la même chose qu’une contingence avec ceci en plus qu’un sujet y soit par là même mis au pied de son propre mur, la question qu’elle pose étant non pas celle de sa résolution comme si elle n’était qu’un problème mais celle de son interprétation. Or interpréter, ainsi qu’on le voit notamment en psychanalyse, en musique, en histoire de la philosophie, c’est toujours la même chose : reconnaître qu’un sujet était là depuis le début en train de faire sienne et d’affronter la question de ce que c’est qu’être sujet. Tout ce qui séduit est énigmatique en ce sens : dans l’objet nous apercevons non pas simplement notre question ignorée jusque là, et dont on ne verrait pas comment elle pourrait se distinguer de celle de notre bien (par exemple cette inconnue : elle serait la figure de mon bonheur), mais un travail de subjectivation déjà commencé, qui était le nôtre depuis toujours sans que nous le sachions (par exemple cette inconnue : je réalise que j’ai passé ma vie à attendre de la rencontrer).

Le sujet voit son savoir dans l’objet de la tentation, il voit sa vérité dans celui de la séduction – vérité s’entendant ici à partir de l’idée banale d’être vraiment sujet, où l’on signifie que s’y constitue notre responsabilité et non pas notre innocence, notre « affaire » et non pas notre nature métaphysique. A l’évidence de ce qui tente s’oppose le caractère énigmatique de ce qui séduit, et cette opposition, expressément constitutive de la séduction (car séduire, justement, ce n’est pas tenter !), est celle du savoir et de la vérité. Rien là dont tout le monde n’ait pas connaissance : les réalités énigmatiques avèrent clairement que quand on sait tout à propos d’elles, on n’a toujours rien en matière de vérité – et donc que la vérité tient précisément à ce surcroît que le savoir manque d’autant plus qu’il épuise mieux son objet. Les réalités énigmatiques nous convoquent expressément puisque la place qui apparaît au-delà du savoir est très précisément celle du sujet que nous sommes, non pas en tant qu’il est un sujet (on n’aurait alors qu’une structure, un systèmes de places objectivable dont un savoir de second degré serait alors la vérité) mais en tant qu’il a à se décider, à prendre sur lui d’être un sujet, bref à faire sa propre affaire  de cette différence du savoir et de la vérité. Car il s’agit bien de reconnaître et non pas d’apercevoir, pour le sujet qui situe donc sa vérité là où il ne peut pas (se) représenter qu’elle est : là où elle était depuis toujours sans qu’il l’ait su. Cela signifie que chacun peut aussi bien faire semblant de n’avoir rien reconnu en matière de distinction et s’en tenir à la confusion commune en continuant de s’identifier à des rôles et à des idéaux, ou au contraire apercevoir dans l’énigme l’irréductibilité de la « vraie » vie qu’il se doit depuis toujours de mener à la vie commune. Alors il ira chercher son identité là où il découvre qu’elle a toujours été : dans l’objet. Telle est pour le sujet l’alternative radicale qu’une formulation métaphysique présenterait comme étant celle du bien et du vrai, qu’une formulation logique dirait être celle du savoir et de la vérité, mais qu’il est plus simple pour nous de dire être celle de la tentation et de la séduction ou encore celle de l’existence commune et de la distinction.

On présente la distinction en opposant être un sujet à être sujet – ce dernier terme renvoyant indistinctement à lui-même (être sujet d’être sujet) et à son autre (être sujet d’être un sujet), puisqu’en fait, être sujet, cela consiste à être un sujet. En réalité mais pas en vérité, et c’est cette différence que le redoublement de la notion signifie expressément : être sujet d’être sujet, c’est être vraiment sujet, alors qu’être un sujet, c’est être réellement sujet, forcément (c’est un fait qu’on est sujet).  L’objet qui séduit renvoie à cette distinction : «Arrête de te chercher des raisons ! Décide toi ! Prends enfin tes responsabilités ! ». La sommation de cesser d’être un sujet quelconque pour des attributions pour advenir comme sujet pour une imputation (qu’être sujet te soit imputé !), cette sommation, donc, est sommation à la distinction ou, plus simplement, à la vérité : « Sois vraiment sujet en cessant de mettre le savoir à la place de ta responsabilité d’être sujet ! » Il n’y a donc jamais qu’une seule distinction et c’est toujours d’elle que la séduction est la mise en œuvre, objective et subjective : celle du savoir et de la vérité.

Avoir depuis toujours cédé sur cette distinction, ce qui consiste tout simplement à faire ce qu’on peut et à agir pour le mieux,  c’est être commun. N’avoir jamais cédé sur cette distinction, ce qui implique qu’on soit sujet de la reconnaissance là où tout le monde a raison d’être sujet de l’aperception, c’est avoir engagé une existence qui soit pour soi-même aussi exclusive de l’innocence de celui qui n’a pas demandé à être sujet que de la culpabilité de celui qui aurait sciemment ramené à rien le savoir du pire ce qui se profilait. Au sujet commun il appartient d’être excusé quand il est innocent et de pouvoir être pardonné quand il ne l’est pas. L’objet de la séduction, lui, fait sortir de cette condition : aller chercher son identité là où l’on découvre qu’elle a toujours été mais là où nul ne pourra se représenter qu’elle était, dans l’objet, c’est basculer dans la condition d’être à jamais sans excuse ni pardon. D’aucuns pourraient considérer cette formule comme une bonne définition de la liberté. Assujettissement à l’objet d’un sujet qui jusque là s’autorisait de son savoir (de sa compétence, de sa place, de son inconscient, etc.), la séduction en général, et à quelque échelle qu’on la considère, est le passage dans cette condition dont il apparaît ainsi qu’elle est celle de la vérité, subjectivement parlant : cette « vraie vie » dont tout ce qui séduit est à chaque fois la promesse et dont l’acceptation de l’éventualité du pire ne peut même pas être le prix.

Cette acceptation, en quoi on a tout de suite vu critère de la séduction (« Cette femme, tu sais très bien qu’elle te quittera quand tu n’auras plus d’argent ! ») prend maintenant son véritable sens, qui n’est pas simplement la rupture avec le service des biens ni celui du refus que désormais le savoir compte et qu’on pourrait se représenter comme analogue à celle de l’enfant qui ne veut pas savoir que la potion qu’il trouve amère lui est prescrite pour son bien. Non : s’y réalise l’irréductibilité de la vérité au savoir (et donc du vrai au bien), en tant que cette irréductibilité oppose le redoublement de la notion d’être sujet à sa simple position : par le savoir dont on s’autorise on est sujet c’est-à-dire responsable, mais quand le savoir ne compte pas, cette même responsabilité, on en aura pris la responsabilité ! Le redoublement de la notion, c’est ce que nous avons l’habitude de faire équivaloir à la mention de la vérité : « responsable d’être responsable » équivaut à « vraiment responsable ». La vérité comme facteur apparaît donc dans la distinction alors qu’elle disparaissait dans l’existence commune, puisque la réflexion devait structurellement l’identifier au savoir. En toute distinction, quelle qu’en soit la détermination, il s’agit de ce facteur comme redoublement de la notion. Un bourgeois distingué, par exemple, n’est pas bourgeois de manière sociologique comme le sont tous les autres : il l’est de manière bourgeoise – ce qui signifie concrètement qu’il a la bourgeoisie non pas simplement comme catégorie d’appartenance (c’est aussi le cas du parvenu) mais aussi comme origine. Et ainsi de suite pour tous les exemples qu’on voudra prendre.

La distinction et la vérité sont le même, quand on parle de l’objet : un bourgeois distingué, pour garder le même exemple, c’est un vrai bourgeois (ce que le parvenu enrage de ne pas être), autrement dit un bourgeois séduisant puisqu’il montre que c’est la vérité qui compte et non pas la réalité. La distinction du sujet telle qu’elle apparaît dans la séduction, par opposition à sa réduction au commun telle qu’elle apparaît dans la tentation, c’est par conséquent son accession à sa vérité de sujet : non pas au sujet qu’il est actuellement mais au sujet qu’il est originellement – à ce sujet d’être sujet que sa condition de sujet a toujours déjà refoulé, et dont on comprend alors que l’objet assure le retour. Dans ce qui me séduit, je suis à nouveau celui que j’étais, et que j’avais cessé d’être depuis toujours. Il n’y a donc pas de séduction qui ne soit mise en œuvre de l’origine du sujet, en tant que cette origine est elle-même subjective alors qu’on pourrait y voir un fait dont la réalité du sujet découlerait en toute innocence. On l’a dit : l’identité du sujet, c’est l’objet, à ceci près que cet objet est déjà subjectif. Et certes il l’est, puisqu’il séduit, c’est-à-dire somme, enjoint, met au pied du mur ! Une chose ne peut pas séduire c’est-à-dire détourner : elle peut juste plaire. D’ailleurs elle ne peut même pas tenter : il faut toujours un tentateur qui la présente d’une manière telle que des jouissances y miroitent. Rien de tel, dans la séduction : pas de miroitement de jouissances mais seulement une promesse – la promesse d’une vérité dont la réalité de l’objet, justement comme prometteuse, atteste qu’elle est déjà subjectivement engagée.

La vraie vie n’est pas l’objet de l’objet (au sens de l’objet qu’il promettrait) mais déjà sa réalité, à lui qui promet. Interrogeons alors le sujet propre de la promesse, qui s’oppose à l’engagement comme la séduction s’oppose à la tentation, et nous saurons alors en quoi la vraie vie consiste ! Nous le ferons en examinant cette notion, mais il est sûr qu’on peut déjà en donner la définition, formellement, en nous appuyant sur ce qui vient d’être dit du redoublement des notions : la vraie vie, celle qui consiste à être sujet d’être sujet (par opposition à la condition métaphysique d’être un sujet) c’est forcément d’être, comme sujet, cause de la vérité dans sa distinction d’avec le  savoir. Pour que l’énigme ne soit pas trop abstraite, signalons au lecteur que cette indication revient à l’inviter à se demander s’il n’y a pas des personnes dont il suffit qu’une chose soit de leur fait pour qu’elle soit vraie et pas simplement réelle… Aussitôt il répondra par la seule notion possible, qui est celle de l’autorité : tout le monde sait que de telles personnes existent, puisque ce sont les auteurs.

C’est spécialement évident en philosophie, puisque ce terme désigne la réflexion sur la vérité comme vérité. Il y a tous ceux qui « font » d’une manière ou d’une autre de la philosophie, ce qui est une vie somme toute assez estimable – et par ailleurs, en « distinction », il y a les « auteurs », dont personne, dès lors, ne peut nier que leur vie soit la « vraie ». Mais on peut trouver cela dans beaucoup d’autres domaines, car il est possible d’être « auteur », c’est-à-dire cause de ce qu’elles soient vraies, d’une multitude de choses… Et les « auteurs », au moins en philosophie, qui niera qu’ils sont éminemment séduisants ?

Jalousie et envie

On a distingué l’existence commune qui consiste à s’autoriser du savoir (ou de la place en tant qu’elle est le savoir réel d’un système) et donc identifier sa question de sujet à celle de son bien, de la distinction qui consiste au contraire à prendre sur soi d’être sujet en reconnaissant ce qu’on n’a aucune raison de constater. Le sujet commun est assujetti au savoir qui se définit de valoir pour n’importe qui, tandis que le sujet distingué relève, comme sujet, de l’antériorité qu’il est pour lui-même – puisque cet objet qu’il prend sur lui de valider en le reconnaissant, c’est bien à lui, dès lors déjà distingué, qu’il est apparu comme une énigme et donc comme une sommation à être enfin sujet. La question logique du sujet commun est celle de l’attribution, tandis que celle du sujet distingué est celle de l’imputation. Pour le premier sa question est celle de son bien et c’est pourquoi il donnera lieu à l’envie. Le sujet des biens, forcément, on l’envie d’avoir tout ce dont on pourrait jouir. Pour le second au contraire sa question est celle de sa responsabilité de sujet et c’est pourquoi, lui, on va non pas l’envier, certes non, mais le jalouser. La jalousie s’oppose à l’envie comme la distinction s’oppose à la condition commune, comme la question de l’imputation d’être sujet s’oppose à la question de l’attribution des biens. La distinction n’est rien puisqu’elle n’est pas une différence, et ne peut donc pas être constatée ; mais, indépendamment de la responsabilité qu’on peut prendre de la reconnaître, elle est facile à repérer : il suffit de suivre le regard des jaloux. Par « jalousie » on entendra donc essentiellement le savoir de la distinction, qui se réfléchit le plus souvent en ignorance de la différence (« Mais enfin, qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? Rien ! Alors ? »

C’est aussi, bien sûr, l’opposition de la tentation et de la séduction. On envie celui qui a cédé à la tentation, même si on le désapprouve, mais on jalouse celui qui a consenti à la séduction, même si on se figure (souvent à juste raison) qu’il a été à sa perte : on voudrait être à la place du premier mais on enrage de ce que la question du second n’ait pas été, comme la nôtre, celle de son bien et donc de sa place – dont par ailleurs on ne voudrait pas pour un empire. Lui, à cause de l’objet qui l’a séduit et qui n’était pas son bien (au contraire, le plus souvent), tout le monde reconnaît que sa responsabilité de sujet peut lui être imputée. Voilà ce qu’on jalouse, et qu’on n’envie surtout pas. Qui voudrait par exemple de la vie que s’est faite Proust, bourgeois séduit par la littérature ? Ou, pour prendre un exemple dans la publicité définie comme industrie de la séduction, qui voudrait de la vie d’un employé de bureau assez sot pour s’imaginer en « conquérant des grands espaces » parce qu’il vient d’acheter à tempéraments une voiture dont la réclame l’a séduit ? Personne, bien sûr, à moins d’être fou. Eh bien c’est très précisément la raison qui fera qu’on ne les enviera pas mais qu’on les jalousera !

On peut assurément envier le fait d’avoir écrit la Recherche quand on a soi-même besogné la énième thèse de mille pages sur l’idée de bonheur dans la littérature du dix-huitième siècle ; plus évidemment encore, on peut envier la voiture neuve de l’employé quand on est soi-même forcé de prendre l’autobus aux heures de pointe. Mais eux, comme sujets, on ne les envie pas. Tout au contraire : quel soulagement de ne pas être attelé à une œuvre aussi épuisante que celle qui a tué Proust ! Quelle satisfaction de n’être pas aussi naïf que ceux qui se font « avoir » par de puériles stratégies publicitaires ! Non : si on les jalouse, c’est parc que ces sujets ont osé sauter le pas et, dans le sublime du premier exemple ou le ridicule du second (peu importe), ils ont reconnu c’est-à-dire pris sur eux que la vie commune ne soit pas vraie, puisqu’ils l’ont récusée (se tuer au travail, acheter une voiture à crédit en s’appuyant sur une raison de nature onirique). Or – et tout est là –  n’importe qui ne pouvait pas opérer une telle reconnaissance de la non vérité de la vie commune et de la vérité d’une autre vie, puisqu’il n’y a littéralement aucune raison de reconnaître (aucune différence dont on puisse faire un bien supplémentaire) ! Pour cette raison même, et si triviale qu’elle puisse être dans certains cas, les sujets de la séduction  ne sont pas n’importe qui. La jalousie porte expressément là-dessus, sur cette distinction en tant qu’elle n’est pas une différence (qu’alors on envierait).  N’étant pas n’importe qui, le sujet de la séduction a osé. Et cela, en tant que cela témoigne de sa distinction, on ne le lui pardonnera pas.

Tel d’ailleurs est le vrai objet de la publicité, si elle est bien l’industrie de la séduction dont on a présenté l’idée : avérer par son achat qu’on n’est pas n’importe qui en se faisant le sujet d’une acquisition qu’il est impossible à n’importe qui de faire !  Les dénonciations habituelles de la publicité comme puissance qui nous pousserait à « consommer » empêchent de le voir (ou plutôt : permettent de ne pas le voir), puisqu’ils ont tous pour sens de nous faire confondre la séduction dont elle est le devenir-industrie avec la tentation pour la marchandise dont elle serait la généralisation. Croire ou faire croire que la question est de consommer, c’est masquer le seul et unique enjeu du destinataire des messages publicitaires, qui est de devenir un sujet distingué c’est-à-dire inexcusable quand il est innocent et  impardonnable quand il ne l’est pas ! D’expérience, tout le monde sait en effet que ce n’est jamais un bien qu’on puisse lui envier que l’acheteur entend se procurer en se conformant aux injonctions identifiantes, mais tout au contraire quelque chose qui fasse de lui un sujet qu’on jalouse.

Tel est le secret de ce qu’on appelle très justement l’acte d’achat, en tant qu’il est bien un acte et surtout pas une action : qu’y soit impliqué un sujet (acte) et non pas une raison (action), laquelle serait en l’occurrence de jouissance. Cela signifie concrètement que la publicité ne promet pas du tout des biens mais uniquement des distinctions – dont on jouira par exemple dans le regard à la fois admirateur et mauvais des autres automobilistes, qui ont eux aussi vu le petit film à la télévision et lu le slogan sur les affiches. Car eux, ils sont restés dans la vie commune, dans laquelle on agit raisonnablement en restant au service de son bien tel qu’on peut l’apercevoir (ce qui exclut notamment qu’on dépense des sommes absurdes pour ne pas devenir un « conquérant des grands espaces »). L’acheteur du dernier produit vanté, aura par contre osé faire la distinction entre la vraie vie et la vie commune, si folle qu’ensuite cette distinction se donne à réfléchir ! En quoi sa distinction apparaît, enjeu – cet apparaître – de toute la stratégie des agences publicitaires et surtout des acheteurs eux-mêmes (n’oublions jamais que la séduction est une complicité). Car si quelqu’un a osé, c’est qu’il était sujet singulier de l’audace, contrairement à tous les autres qui ne sont à chaque fois sujet indifférent que du « bon sens » (approprier les attributions : les raisons réalistes au réel, les raisons oniriques au rêve) ou du « sens commun » (apprécier, évaluer, hiérarchiser selon les nécessités d’un monde où tous puissent se rencontrer). Par l’acte d’achat expressément distingué de l’action d’acheter, on a donc conquis le droit de considérer qu’on n’était plus une personne du commun (par exemple un automobiliste), mais à chaque fois l’élu de la vérité opposé au sujet indifférent du savoir (ici : l’élu de la vraie conduite automobile).

Apparaître comme l’élu ou susciter la jalousie, chacun sait que c’est la même chose, même sans connaître l’histoire d’Abel et de Caïn. Cela consiste à avoir pour existence subjective la distinction, qui est toujours et partout toujours la même : celle de la réalité (ou du savoir qui en est la réflexion) et de la vérité. Il n’y a donc jamais qu’un seul enjeu, quand on parle de séduction (et certes celui des frères dont l’offrande a été acceptée alors qu’elle n’était en rien supérieure à l’autre est séduisant, donc jalousé) : la vérité, dont la notion s’entend à l’encontre de celle du savoir et dont l’élu est forcément l’incarnation puisqu’on n’élit qu’à ce que les raisons qu’on aurait de choisir ne comptent pas, comme on le voit notamment en politique. Dans les frères, pour garder le paradigme biblique, il y a donc celui qui est le vrai, et d’autre part il y a l’autre. Celui-ci peut avoir toutes les qualités du monde c’est-à-dire toutes les raisons du monde d’être choisi (son offrande peut avoir plus de valeur), c’est toujours celui-là qui séduit : il est l’élu. Il n’y a pas de pardon, pour ça.

Revenons alors à la lettre de notre notion, et présentons ainsi la conséquence de ce qui précède : si séduire consiste à détourner de la vie commune pour amener à la vraie vie, c’est que la vraie vie, dans quelque domaine que ce soit, est toujours celle de l’élu. Par exemple n’avons-nous pas tous le sentiment que, relativement à nous qui pouvons plus ou moins bien noircir du papier, Proust est un élu de la littérature ? Et ainsi de suite dans tous les domaines que l’on voudra considérer – et aussi à tous les niveaux, puisque la séduction est de structure fractale. Nos sociétés ont même fait une industrie de cette vérité. La séduction a toujours le même enjeu : être l’élu. (Qui l’ignore, notamment dans la séduction amoureuse ?)

Conclusion : l’enjeu et l’objet

En quoi nous découvrons alors l’objet de la séduction. Car si l’enjeu de la séduction est le statut d’élu, celui-ci s’oppose à tout autre (à son frère, paradigmatiquement) en renvoyant à rien les raisons qu’on peut, et même qu’on doit, objecter à son impardonnable privilège. Renvoyer à rien les raisons, cela s’appelle décider parce qu’on ne décide qu’à se décider et qu’on ne se décide qu’à ne pas avoir le savoir pour excuse d’un échec éventuel. Décider, en d’autres termes, ce n’est pas constater que pour une chose le meilleur est ceci et le pire cela, non, c’est prendre la responsabilité de cette chose, et plus précisément encore prendre la responsabilité de la responsabilité de cette chose – puisqu’on ne décide qu’à décider de se décider. Cela s’appelle exercer l’autorité. Exercer l’autorité, c’est renvoyer à rien les raisons qui seraient contraignantes pour tout autre. Ainsi fait l’élu, en politique, relativement aux rapports d’expertise qu’on a déposés sur son bureau (l’élu mais pas le fonctionnaire !). Dire par conséquent que l’enjeu de la séduction est d’être l’élu, c’est dire aussi bien que l’objet de la séduction est l’autorité.

D’où cette conclusion programmatique pour le philosophe : c’est toujours et seulement l’autorité qui séduit.

Reste à savoir pourquoi l’autorité séduit ? Pour répondre à cette question, il suffit de se demander quel est son effet propre, dès lors qu’on ne la confond ni avec la puissance ni avec le pouvoir. La réponse est évidente : l’effet de l’autorité, c’est toujours et seulement d’autoriser. On le voit de mille manières, notamment en considérant l’autorité sociale qui fonctionne en cascade (par exemple le titulaire d’un diplôme D a autorité pour conférer le diplôme D-1). Une autorité, du point de vue de notre notion, c’est donc une promesse d’autorisation. La dernière question de la séduction est alors de se demander de quelle autorisation l’autorité qui séduit serait en fin de compte la promesse. Nous donnons formellement la réponse à cette question – une réponse qui, là encore, est un programme d’avantage qu’une conclusion quand nous rappelons que la question du sujet, dans la séduction, est d’être enfin sujet. 

 

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16 février 2009 1 16 /02 /février /2009 11:22

Hypnose, rêve et séduction


Parce que séduire consiste à détourner de la nécessité représentative, c’est le même de dire que l’objet séduit, que rien ne justifie qu’on s’y assujettisse, que sa réalité ne compte pas. Arguer de la réalité de l’objet pour expliquer la séduction est donc absurde : c’est précisément de ce type d’approche qu’elle est le détournement. Pour la même raison de sortie du savoir et donc du service des biens, on ne séduit jamais en faisant voir les qualités d’un objet ou en faisant reconnaître les avantages qu’il peut présenter. Séduire, c’est donc en tout premier lieu ne pas s’embarrasser de réalisme. C’est dire qu’on ne séduit qu’en ôtant à l’autre la catégorie essentielle du réalisme, qui est paradoxalement la possibilité, dont la notion dit l’identité de la l’essentialité du savoir et du service des biens. Dès lors doit-on reconnaître que ce qui nous séduit nous fait sortir du monde dans lequel des possibilités sont attachées aux choses pour nous faire entrer dans un horizon, celui dont la reconnaissance de l’objet a été le premier moment, qui est celui de l’inéluctabilité. Disons la même chose autrement en rappelant simplement que la séduction est détournement par rapport aux nécessités de la représentation : parce que le savoir ne compte plus quand l’objet qui présente notre vérité de sujet est à la fois contingent et énigmatique, on n’est séduit que là où l’on n’a pas raison de préférer ; or l’ordre où c’est le préférable qui s’impose, c’est le choix ; on n’est donc jamais séduit que par l’éventualité de se retrouver là où la question n’est plus de choisir.

La « vraie » vie dont on tient l’idée de l’objet à la fois contingent et énigmatique, on en a donc une compréhension négative et paradoxale : elle commence là où la nécessité (et donc la possibilité) de choisir est tombée, parce que cette chute est l’effet de la récusation du savoir par l’objet qui s’impose sans raison (contingent) et sans qu’on puisse comprendre à quoi il nous oblige (énigmatique). La reconnaissance de la vérité de l’objet est le premier moment de la vraie vie – le dernier de la vie commune étant la constatation du caractère aberrant ou absurde de cette nécessité (« Mais enfin, tu ne vas pas tout quitter pour une femme dont tu ignorais jusqu’à l’existence il y a dix minutes ! »). C’est dire qu’il n’y a de vraie vie que là où l’on n’a pas le choix. Partout ailleurs, c’est la vie commune : celle de la nécessité subjective du préférable autrement dit celle qui s’impose à tout le monde et vaut pour n’importe qui. Là où le préférable est l’essentiel, le savoir a toujours déjà décidé – puisque c’est lui qui fait apparaître le préférable comme tel (là où je sais, ce n’est pas ma faute si ceci apparaît comme préférable à cela) ; de sorte que le sujet est excusé d’avance. Il n’y a donc pas de différence entre être un sujet quelconque (celui qu’un autre aurait été s’il s’était trouvé à la même place), avoir le choix, et être excusé d’avance (sachant ce que je savais et ignorant ce que j’ignorais, n’importe qui eût fait ce que j’ai fait). Eh bien la vraie vie dont l’objet énigmatique et contingent nous donne l’idée, c’est exactement le contraire : c’est une vie qui soit enfin la nôtre, une vie où l’on n’a pas le choix, une vie où l’on est à jamais sans excuses – bref, une vie dont on soit vraiment le sujet.

Etre un sujet, c’est être sujet de possibles autrement dit choisir. Etre sujet, c’est l’être dans l’objet énigmatique et contingent, autrement dit sans le savoir et donc sans les possibles. Le propre du commun, c’est d’avoir le choix. Le vrai sujet au contraire ne l’est qu’à ce que la contingence et l’énigme de l’objet ait renvoyé tout cela à rien. D’ailleurs tout le monde le sait : n’importe qui peut choisir de faire de la peinture pour occuper son dimanche après-midi ; mais, pour ce qui est de la peinture, Picasso avait-il le choix ? Telle est la différence entre être un sujet pour la peinture, et être sujet de la peinture, entre la vie commune et la vraie vie. Or la peinture, pour celui qui la rencontre (par opposition à l’expérience même savante et raffinée que n’importe qui peut en faire), c’est quelque chose que rien ne nécessite et dont il ne sait pas ce qu’elle lui veut : elle est en quelque sorte sa propre question matérialisée…Ce qui s’appelle familièrement être mis au pied de son propre mur. Un certain enfant espagnol, suite à cette rencontre, aura à être Picasso : il n’y peut rien, et personne n’y peut rien. En ce qui le concerne et à jamais, la vraie vie, c’est de peindre.

On a vu aussi que la notion autorisait des exemples moins sublimes !

Dans tous les domaines et à tous les niveaux le possible a disparu. Dire que la vraie vie consiste à conduire la voiture qui fera de vous un « conquérant » ou à se laver la tête avec le shampoing Untel parce qu’« il vous rend libre dans vos cheveux », c’est dire à chaque fois que la personne concernée n’avait pas le choix et que la vie dont la reconnaissance de l’objet est le premier moment est avant tout caractérisée par l’impossibilité des possibles. Un « conquérant des grands espaces » pourrait-il jamais choisir des réalités minuscules ? Quant à celui qui est « libre dans ses cheveux », a-t-il encore la possibilité d’accepter que son peigne s’accroche quand il se coiffe le matin, ou que des pellicules salissent le col de son veston quand il est en société ? Il est évident que non, et que la séduction consiste précisément en cela.

Or un type d’existence dans lequel le possible soit structurellement banni, c’est-à-dire dans lequel le sujet ne le soit que de l’inéluctable, c’est ce dont nous possédons deux figurations, l’hypnose et le rêve, qui pourraient bien être celle de la séduction même selon qu’elle est l’activité d’un séducteur ou l’effet d’une réalité séduisante. Hypnotiser ou rêver, ont en effet en commun de bannir la réalité commune entendue comme l’ordre de l’anticipable et donc du reconnaissable, d’exclure structurellement le possible de la condition subjective.

Analogie de la séduction et de l’hypnose

La ressemblance de la séduction avec l’hypnose est certaine. Pourtant, il n’est pas possible de confondre la séduction avec l’hypnose, le séducteur avec un hypnotiseur ou l’objet séduisant avec un produit hypnotique. C’est que séduire ne consiste pas à soumettre l’autre à une volonté qui n’aurait pas été spontanément la sienne. Ce n’est pas non plus le soumettre à une suggestion, malgré les apparences objectives et surtout subjectives : certes, l’employé au volant de la nouvelle voiture coincée dans les embouteillages se prendra un peu pour un conquérant et la ménagère qui aura lavé la vaisselle familiale plus vite que d’habitude un peu pour une fée. Mais en réalité il n’en est rien : la séduction ne rend pas fou et ils ne se prennent absolument pas pour ceux qu’ils ont un peu l’impression d’être ! On peut donc parler d’une apparence de suggestion si l’on veut, à condition de préciser que personne n’en est dupe et que le terme « suggestion » est davantage pris dans son usage courant qu’au sens précis des suggestions hypnotiques. Il est vrai que dans l’un et l’autre cas un objet décide du sujet. Mais cet objet n’est pas le même parce que le terme « décision » ne s’entend pas de la même manière : le pendule brillant ou la voix de l’hypnotiseur ont une fonction de fermeture au sens où il accapare tellement l’attention qu’elle n’est plus disponible pour autre chose (par exemple la douleur quand l’hypnose est utilisée pour anesthésier), alors que ce qui nous séduit a au contraire une fonction d’ouverture : la vraie vie est enfin là, dont la reconnaissance de l’objet est le premier moment. En termes de structure, l’objet occupe la place de la décision de soi et la rend par là même impossible : on consent à ce qu’il occupe cette place mais, une fois que c’est fait, l’hypnose est une démission de soi. Dans la séduction, c’est exactement le contraire : l’objet a une fonction de réveil de la responsabilité de soi puisqu’il a pour réalité l’injonction qu’on prenne enfin la responsabilité d’être sujet, qu’on arrête pour une fois de ne pas exister comme on le fait habituellement en faisant ce qu’il va de soi qu’on fasse quand on est dans une situation comme la nôtre, objective et surtout subjective. Bref, l’objet peut être le même, mais son rapport au sujet est exactement inverse : on pourrait dire métaphoriquement que l’objet de l’hypnose endort alors que celui de la séduction réveille, puisque le premier nous dispense d’être sujet alors que le second nous somme de l’être. Rien de plus faux, par conséquent, que l’argument qui voudrait que la séduction soit une emprise dont la personne séduite serait la victime aussi innocente que le patient qui, comme en avait décidé le médecin une semaine auparavant, ne peut pas ne pas se jeter par terre dans le cabinet la semaine suivante. Eh bien non : c’est de faire autorité que l’objet séduit (sa prosopopée est une injonction, une sommation) et, l’autorité résidant tout entière dans la responsabilité que l’autre aura décidé d’en prendre, c’est forcément comme complice et non comme victime de la séduction qu’on en est non pas l’objet mais le destinataire.

Analogie du rêve et de la séduction

La séduction renvoie toujours à un scénario – celui de la « vérité » du sujet qui devient par là même le principe de la « vraie vie », alors même que les notions de vie et de vérité sont en exclusivité réciproque. Or ce scénario de la séduction présente toujours la particularité d’être non seulement irréaliste comme doit l’être tout discours dont le principe est de récuser le savoir en pointant son incommensurabilité à la vérité, mais encore onirique. Etre « un conquérant des grands espaces » pour l’employé de bureau ou « une fée » pour la mère de famille, ce ne sont pas des possibilités ni même des impossibilités au sens où leur situation ne leur permettrait objectivement pas d’être ce que la publicité dit qu’ils seront, mais des rêves. Et c’est parce que nous pensons tous que la séduction a quelque chose du rêve que nous ne sommes pas choqués par des scénarios publicitaires qui, d’un point de vue raisonnable c’est-à-dire réaliste, sont parfaitement aberrants. En effet une grande partie des mises en scènes publicitaires consiste à nous présenter les produits qu’on nous somme d’acheter comme des objets de rêves (légers aériens, surgissant d’eux-mêmes hors de tout contexte) ou prélevés dans des  rêves (des voitures flottent entre les nuages ou foncent en plein océan au milieu de vagues gigantesques, etc.).Nous souscrivons donc spontanément à cette idée que séduire, c’est faire rêver – d’autant que la vérité empirique en est pour ainsi dire constante, car si on réussit à faire rêver, alors on réussit à séduire. Ce n’est d’ailleurs pas moins vrai en première personne : cette inconnue dont on a croisé le regard dans la rue, on a l’impression que c’est en rêve qu’on l’a vue.

L’acheteur qui s’assujettit au discours publicitaire, autrement dit qui consent à être séduit par lui, n’est pourtant pas endormi : il sait l’absurdité souvent extrême de son comportement et surtout du sentiment qu’il a de lui-même (se sentir un conquérant ou une fée quand on est un employé de bureau ou une ménagère, il faut avoir perdu tout bon sens !). Mais ce savoir, précisément, ne compte pas, exactement comme ne compte pas, quand on rêve, le savoir qu’on a d’être en train de rêver.

Loin que l’état de veille ou l’état de rêve soient subjectivement indiscernables, en effet, ils sont parfaitement identifiés dans leur propre immanence : le lecteur ne peut pas croire qu’il rêve qu’il lit en ce moment un texte sur la séduction, preuve qu’il doit forcément savoir qu’il rêve, quand c’est le cas ! Sauf bien sûr qu’il ne se le dit pas et surtout que rêver procède de la décision que le savoir de rêver, qui importe parfois grandement (il arrive qu’on rêve d’être enfermé dans un rêve), ne comptera pas, puisque rêver repose en première approximation sur le consentement  à être séduit par la modalité onirique de la conscience (pour dire les choses du point de vue du sujet). S’endormir, se laisser aller aux associations, aux images, aux sollicitations hypnagogiques (motif du papier peint, phosphènes, etc.), n’est-ce pas consentir à une vie qui, loin des nécessités de la veille où il faut prendre position à chaque instant, soit au contraire faite de la jouissance de se laisser fasciner ? La fascination, c’est que l’objet compte absolument. Or, nous le demandons : n’est-ce pas une des définitions possibles de la « vraie » vie telle que, dans tous les domaines et à tous les niveaux, la séduction en est la position ?

Nous devons être plus précis et cerner l’objet du rêve qui n’est pas la chose qu’on visualise mais la représentation elle-même. Soyons plus clair. Rêver, c’est être séduit une nécessité très précise : qu’une représentation de mot (par exemple un S redoublé dont l’interprétation montrera qu’il valait pour « sujet-savoir ») soit aussi représentation de chose (un SS : cauchemar d’être enfermé dans un camp d’extermination). Séduction, donc, par la représentation en tant que telle et non plus comme structure des choses et du sujet mondains. Comment s’étonner que la séduction en général soit si évidemment analogue au rêve, dès lors que la décision de rêver, ou plus exactement de consentir à rêver, qui se prend toujours déjà quand on s’endort, que cette décision, donc, soit tout simplement la décision d’être séduit ?

Séduire, c’est faire rêver mais être séduit n’est pas rêver

Etre séduit, par contre, ce n’est pas rêver, puisque l’ordre d’impossibilité qui est si évidemment onirique (être un conquérant pour l’employé, être une fée pour la mère de famille), reste intérieurement un ordre de possibilité (on peut partir en vacances au volant de la nouvelle voiture, on peut faire briller jusqu’au dernier recoin de sa cuisine, etc.). Cela signifie qu’en toute séduction la question est bien d’avoir sauté le pas hors de la nécessité commune ainsi qu’on le fait quand on s’endort en consentant à se livrer à une vie purement représentative et pour ainsi dire autiste (penser, c’est faire être parce que l’être et la pensée sont alors le même). Mais cette extériorité au commun qui apparente la séduction au rêve est, dans son cas, décision pour un objet, pour quelque chose à quoi il soit positivement envisageable de s’assujettir. Dans le rêve, non : pas d’objet, puisqu’il n’y a rien que la représentation (précisément : on rêve).

Terminons sur ce point en remarquant que si séduire consiste bien à faire rêver parce que c’est détourner de la réalité dont le premier caractère est d’être commune, cela ne consiste aucunement à enfermer dans un rêve c’est-à-dire dans une représentation qui ne soit finalement représentation de rien. C’est même le contraire qui est vrai : l’autorité de l’objet définit la séduction puisqu’il est le vrai à quoi notre propre vérité sera de nous assujettir, alors que c’est son absolue inanité qui définit le rêve – à l’intelligence duquel on n’accède au contraire que quand l’objet qui nous fascinait a rejoint sont néant c’est-à-dire que quand il ne reste plus que les mots (on n’interprète pas le rêve, mais le récit du rêve).

Le rêve et la séduction : la même question

Il reste l’essentiel de l’analogie entre le rêve et la séduction, qui est la fonction subjective. Pas de difficulté à propos de l’hypnose qui est une démission momentanée de soi (on comprend donc, au-delà des arguments donnés par Freud, pourquoi la psychanalyse qui est une éthique devait s’en séparer). Par contre, il faut continuer à réfléchir à propos du rêve qui est au contraire un travail du sujet – et même, doit-on préciser pour montrer l’analogie avec la séduction, un travail du sujet en tant que sujet. Disant cela, nous rappelons cette évidence qui est indistinctement le principe de l’éthique et de la séduction, que le sujet est sa propre question, et que cette question est d’être sujet – dès lors vraiment.

Dans le rêve, le sujet se libère paradoxalement de la représentation en y reconnaissant son objet d’une manière formelle. Le rêve, en tant qu’il procède d’une séduction consentie, peut donc être considéré comme la « vraie » vie : on est vraiment sujet quand c’est de la représentation comme telle (et non pas comme renvoyant à des choses qui seraient plus ou moins immédiatement des biens) qu’on est enfin le sujet. Et c’est pourquoi nous aimons nous coucher chaque soir, plus ou moins consciemment séduits à l’idée que le vrai sujet n’est pas le sujet représenté (moi, celui que je me sais être) mais le sujet de la représentation. Cela signifie concrètement que tout rêve est une mise en scène de la question que le sujet est pour lui-même, et qui est celle de son extériorité à la représentation en même temps que celle de son implication en elle. Plus simplement : un rêve, ça s’interprète et interpréter un rêve, cela consiste uniquement à trouver comment, là où il est dans la contingence de sa vie concrète (par exemple après avoir rencontré une personne extrêmement savante), le sujet a traité sa propre question, qui est celle d’être sujet (est-il possible d’être sujet devant quelqu’un qui sait tout, qui décode tout, qui a réponse à tout ?). D’ailleurs interpréter, c’est toujours et seulement cela : trouver un sujet aux prises avec la question d’être sujet et en train de construire la réponse à cette question – ce qui est spécialement évident dans les domaines de l’art et, pour nous, de l’histoire de la philosophie. S’agissant du rêve, sa question est bien celle d’un désir, dès lors qu’on désigne ainsi non pas un rapport de concupiscence à quelque chose qui ferait envie, mais la nécessité pour un sujet d’être sujet dans les conditions qui lui sont faites sur le moment. C’est pourquoi il faut rêver sinon tout le temps du moins toutes les nuits et même plusieurs fois par nuit. On est forcément sujet, puisqu’on vit, mais la question des conditions de la vie est aussi celle des conditions qui permettent qu’on soit sujet de la vie, et qu’en ce sens on soit un autre que celui qu’on est. C’est cela, le « travail du rêve » : construire, uniquement avec des représentations (représentations de mots et représentations de choses), un ordre qui fasse apparaître une place en extériorité qui soit la place du sujet – de ce même sujet qu’on pointe en disant que le savoir n’égale pas la vérité parce que quand on sait tout ce qu’il y avait à savoir, il faut encore se décider.

Eh bien, le travail du rêve ainsi défini n’est guère différent du travail de la séduction dont tout le principe tient dans cette vérité qu’il ne suffit pas d’être un sujet parce que, de cela, il faut encore être sujet. L’essence de la séduction et l’essence du rêve ont en commun cet « encore » qui dit l’extériorité, et donc l’étrangeté, l’irreprésentabilité, bref l’impossibilité que le sujet est pour lui-même. Dans la séduction, c’est par un objet extérieur au savoir c’est-à-dire contingent et énigmatique, que le sujet peut seulement advenir – advenir là où il sera sans excuse c’est-à-dire là où il sera vraiment sujet. Car à un objet nécessaire et évident, il suffit de se conformer (ou plutôt se conformer au savoir dont il est la manifestation). De la même manière, une représentation transitive, c’est-à-dire dans laquelle c’est le représenté qui compte (il en décide, il est l’instance de son évaluation), est par là même une excuse, au sens littéral, pour le sujet : ce n’est pas lui qui compte mais les nécessités propres au représenté, qu’il sera forcé de suivre telles qu’elles lui apparaîtront – ce qui revient à dire que la question qu’il est pour lui-même est barrée. Aussi le rêve, incohérent en ce sens qu’il ne s’y agit pas des nécessités du représenté, doit-il s’entendre comme la libération de cette question que le sujet est pour lui-même : là où il n’y a que des représentations, alors ce qui compte c’est le sujet de la représentation, le sujet de la pure extériorité, celui qu’on pointe en disant que le savoir n’égale pas la vérité.

 

Conclusion

Il n’y a de séduction que comme institution d’une fiction, parce que séduire consiste à scénariser la vérité de l’autre – et qu’on est séduit par tout ce qui nous donne l’impression de scénariser notre vérité (empruntons à Baudelaire l’exemple d’un visage de femme qui serait  inséparablement voluptueux et mélancolique). Bien sûr, toute la question est de définir ce terme. On sait déjà que la vérité n’est pas le savoir et qu’elle a par conséquent rapport avec la décision – puisque quand on sait, il faut encore (se) décider et que c’est ainsi qu’on comble l’inégalité du savoir à la vérité. Décider, c’est être sans excuse, puisqu’on ne peut justifier une décision ou, si l’on préfère, qu’on n’a pas à se justifier quand on a décidé. Là où le sujet est injustifiable est donc forcément sa vérité, puisque c’est là qu’il décide autrement dit prend la responsabilité d’être sujet.  Et il est injustifiable là où il devient sujet, autrement dit là où il s’assujettit : dans un objet indistinctement contingent et énigmatique (rencontré et non pas expérimenté). Telle est la séduction, dont le principe est qu’on entende matériellement la vérité et donc qu’on la représente sous le nom de « vraie » vie. Qu’on laisse de côté cette nécessité que la vérité soit matérielle, et c’est alors du rêve qu’on parle. On en est absolument responsable : mon rêve, c’est vraiment ma pensée parce que c’est ma pensée sans moi c’est-à-dire sans l’univers d’excuses que ce terme désigne. Une même nécessité, donc : celle de se décider à être enfin sujet, à arrêter de se perdre dans les justifications, autrement dit à arrêter de ne pas exister. Comme autorité, c’est la séduction. Comme existence, c’est le rêve.

 

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8 février 2009 7 08 /02 /février /2009 20:33

Etre sujet de l’impossible


Le critère de la séduction est sans équivoque : on est séduit quand on a accepté l’éventualité du pire. Cela signifie qu’on est séduit quand est enfin avéré en nous que notre question, à quoi l’objet promet d’être la réponse, n’est pas celle de notre bien. Cela signifie que dans la séduction le sujet est ailleurs, dans un lieu où sa question n’est plus celle de se justifier. Par là même, elle n’est plus celle de ce que les autres pourraient se représenter : l’injustifiable, on ne le comprend pas, on ne se représente pas que quelqu’un l’ait fait. Laisser en arrière la vie commune qui est celle de la compréhension par le semblable (comprendre quelqu’un, c’est se représenter qu’on aurait fait la même chose à sa place) et donc aussi par soi-même, c’est donc entrer dans le domaine, représentativement parlant, de l’impossible. Le sujet de la représentation est le sujet du possible ; en étant séduit, il devient celui de l’impossible. Les raisons décident de tout, et rendent compréhensibles les choix les plus paradoxaux : la vie représentative est celle du possible. L’injonction se de « se décider », d’« arrêter de se justifier », de « prendre ses responsabilités » qu’on reçoit de l’objet est par conséquent celle de laisser en arrière les possibles, la vie commune et la compréhension de soi par soi. Solitude et incompréhension restent donc inévitables dans la séduction c’est-à-dire dans le consentement à être séduit, (même si l’on est séduit à l’idée d’être intégré dans quelque groupe ou compris par quelque psychologue). L’acceptation de l’éventualité du pire, qui est le critère même de la séduction, marque ainsi que le sujet advient à lui-même là, et là seulement, où il ne se comprend pas, à savoir dans l’objet. Avec celui-ci on touche en quelque sorte du doigt son propre impossible, et la question de la vraie vie est celle d’avoir sa propre impossibilité pour existence, telle que la reconnaissance de l’objet avère qu’elle a déjà commencé.


Sommer d’être sujet de l’impossible


Quand on est séduit, c’est-à-dire qu’on a consenti à être détourné de la voie commune qui est indistinctement celle du bien et des raisons (voie dont la métaphysique donne l’idée) on reconnaît que le pire peut bien nous arriver mais que cela ne nous concerne pas : le sujet s’oppose à lui-même comme le vrai s’oppose au bien. Notre affaire n’est plus la vie bonne que tout le monde a raison de désirer, mais la vraie vie : celle qu’on peut nous jalouser mais en tout cas pas nous envier, celle qu’on ne peut souhaiter ni pour soi ni a fortiori pour ceux qu’on aime – celle qui n’est pas notre possibilité alors qu’elle est notre nécessité. Notons ainsi qu’on envie la possibilité d’un autre (par exemple sa possibilité de partir en vacances) parce qu’elle concerne l’identification de sa question à celle son bien, mais qu’on jalouse sa nécessité (par exemples sa moralité, son style) parce que s’y joue qu’il soit sujet de lui-même, sujet d’être un sujet et donc vraiment sujet. C’est toujours par ce dont on peut être jaloux en eux que les autres sont séduisants, forcément, puisqu’y apparaît expressément que la question d’être sujet est la question du sujet, et que c’est l’effectivité de cette nécessité qu’on appelle séduction.

Du sujet en effet la question est toujours d’être sujet quand on est un sujet (un représentant de la catégorie des sujets comme il y a celle des objets), autrement dit d’être vraiment sujet : faire de la « subjectité » son affaire et pas simplement sa nature, en indifférence à une réponse qui serait apportée à la question de savoir ce que c’est qu’un sujet (l’éthique, assurément, ce n’est pas l’anthropologie !). Or ce que c’est qu’être sujet, c’est une question qui ne peut être celle d’un sujet qu’à la condition qu’il soit délivré du savoir d’être un sujet par quelque chose qui n’ait pas le savoir pour vérité – ce qu’est précisément l’objet, dans le domaine de la séduction : contingent dans son existence, énigmatique dans la réflexion qu’on en peut faire. Cela signifie très concrètement que le sujet n’a pas sa vérité pas en lui-même mais dans l’objet contingent et énigmatique : sa nécessité propre est dans la contingence de l’objet et la réponse à sa question dans le caractère énigmatique de cet objet, ainsi que le montre parfaitement l’exemple d’Œdipe dont on peut dire qu’il a été séduit par la sphinge qui l’a sommé de prendre sa responsabilité. Hors de la séduction, c’est-à-dire de l’épreuve qu’on fait de la contingence et du caractère énigmatique de l’objet et donc pour soi de la nécessité de prendre sa responsabilité d’être sujet, la question de la vérité personnelle n’a aucun sens : celle-ci ne serait vérité de rien. Et on peut concevoir que ce soit du même mouvement que la métaphysique se constitue elle-même comme une machine de guerre contre tout ce qui pourrait séduire, et enferme la question de chacun dans celle de son salut, qui est celle du bien suprême quand on est un sujet.

La vie commune s’oppose à la vraie vie comme le savoir qui excuse d’avance s’oppose à la vérité, dont l’inégalité au savoir montre qu’il faut se décider, prendre sa responsabilité d’être sujet (quoi qu’on sache, il faut encore décider). Quand le savoir ne compte plus à cause de la contingence de l’objet et de son caractère énigmatique, le sujet ne saisit plus les choses dans l’horizon de leur « représentabilité », c’est-à-dire depuis l’a priori de son savoir. La vérité pour lui ne peut donc plus relever de l’expérience, puisqu’on nomme ainsi la mobilisation d’un savoir en vue d’un surcroît de savoir (un ignorant ne peut pas faire d’expérience et le but de toute expérience est qu’on soit moins ignorant). Le moment de vérité est donc pour lui la rencontre : tout le contraire d’une expérience qui met en œuvre notre capacité d’anticiper. Et que la rencontre soit un moment de vérité, c’est très exactement ce qui définit la séduction, dont on découvre par là même qu’elle est la chute, pour les choses qu’on reconnaîtra, de leur inscription a priori dans les catégories du savoir.

Bannir l’a priorité du savoir et faire de la rencontre le moment même de la vérité, cela revient à faire choir la catégorie première de la représentation qui est le possible – dont la notion est précisément celle des choses avant qu’on les rencontre c’est-à-dire en dehors du moment de vérité. Tout le monde l’a éprouvé : quand on est séduit, on n’est plus dans l’horizon du possible (la vie commune, le monde, la justification) mais dans l’horizon de l’inéluctable : on ne fera rien pour éviter le pire, puisque de toute façon la question a cessé d’être là. Tout est possible, donc, mais ça ne compte pas.

Généralisons, alors : la « vraie » vie est-elle possible ? Si vous répondez oui, c’est que vous l’inscrivez dans l’horizon de la représentation et que vous parlez en fait de la vie suprêmement préférable – d’une vie qui serait donc absolument bonne et pas simplement améliorée, en un mot que vous parlez du salut. Et certes, on ne peut pas se représenter la « vraie » vie d’une autre manière : la vie est le service des biens, et le salut est le comble du bien. Or c’est très précisément de cet horizon que la séduction consiste à nous détourner ! Cela signifie que la question de la « vraie » vie, représentativement parlant, n’a tout simplement aucun sens et qu’en ce sens la vraie vie n’est pas possible. Rien de plus absurde, par conséquent, que l’idée de vouloir vivre vraiment – d’en faire son but, son idéal, sa vocation. Traduisons : la vraie vie se trouve exactement là où notre question n’est plus de nous justifier c’est-à-dire là où elle n’est plus pour nous une raison, une possibilité qu’on aurait réalisée. La vraie vie, justement parce que la question de la vérité ne peut s’entendre qu’à partir de la chute de la question des biens (et donc la question d’être sujet qu’à partir de la chute du savoir du sujet), n’est préférable d’aucune manière. Tout choix étant par définition choix du préférable, elle est littéralement ce que nul n’a la possibilité de choisir. C’est en ce sens très précis qu’il faut la dire impossible.

L’objet aussi est impossible, qui en relève, et donc la vraie vie dans laquelle on est déjà engagé, puisqu’on a reconnu l’objet, qu’on a pris sur soi contre la réflexion de le voir contingent (elle dira que « rien n’est sans raison ») et énigmatique (dès lors qu’il ne peut pas être sans raisons, il n’est pas sans signification). De sorte que l’injonction de l’objet, dont sans le savoir on a pris la responsabilité, peut aussi bien entendre ainsi : « Arrête de te limiter à ce qui est possible ! ». De fait la distinction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas est toujours l’argument qu’on oppose à la séduction, celui qu’on met en avant pour éluder sa propre question enfin visible dans l’objet.


L’exemple des séductions publicitaires


Prenons, pour montrer concrètement ce que c’est qu’être sujet de l’impossible, le plus trivial des domaines, celui de la séduction faite industrie. Dans ce domaine prenons l’annonce d’un constructeur automobile qui promet à chacun des acheteurs potentiels de sa nouvelle gamme de faire de lui « un conquérant des grands espaces ». La promesse est pour ainsi dire matérialisée : une voiture décapotable et filmée d’hélicoptère file à toute vitesse à travers les immensités du désert australien. L’acheteur potentiel lambda, disons l’employé qui devra souscrire un lourd crédit pour devenir ce conducteur dont on aperçoit à peine la silhouette sur l’image, a reconnu dans ce spectacle la figuration de la vraie vie. Toute publicité, sans exception, fonctionne sur ce modèle : non pas nous faire apprécier un produit en nous apportant les connaissances de qualités ou de propriétés pouvant nous être utiles ou agréables (autrement dit relevant du service de notre bien) mais au contraire nous faire miroiter une vie dont il nous soit impossible de ne pas être brusquement certain qu’elle est « vraie ». Cette alternative est celle du possible et de l’impossible, autrement dit elle est la nécessité de sauter le pas, de se retrouver de l’autre côté du miroir. En effet, être « un conquérant des grands espaces », est-ce la possibilité du brave employé qu’a séduit le spot publicitaire qu’il vient de voire à la télévision ? Quant à la ménagère qui s’apprête à acheter un nouveau flacon de nettoyant pour la vaisselle parce qu’on l’a assurée que dans son foyer elle serait une « véritable fée », est-ce vers sa possibilité propre qu’elle se précipite ? La réponse est évidente : l’employé n’a pas plus la possibilité d’être un conquérant que la ménagère n’a celle d’être une fée ! En fait, c'est la même chose d’être un employé et de ne pas être un « conquérant des grands espaces », comme c’est la même chose d’être une ménagère et de ne pas être une fée. Tout le monde sait cela et d’abord eux qui peuvent être fascinés par ces éventualités qu’on pourrait dire fantasmatiques, mais qui en tout cas ne sont pas fous et n’y croient donc pas, c’est-à-dire n’y reconnaissent pas leur possibilité. Sur le principe, la raison en est claire : ces images figurent la vraie vie, et le futur acheteur ne peut atteindre que la vie bonne – une vie que la possession du nouveau véhicule ou l’usage d’un nouveau détergent rendra simplement meilleure que celle qu’il mène actuellement. Il n’y a donc jamais de publicité que pour l’impossible et c’est en cela que la promesse publicitaire n’est jamais celle d’une amélioration de notre vie (même quand elle l’est). C’est dire que toute publicité est une injonction : « saute le pas ! », « laisse en arrière le champ du possible (être un employé, une ménagère) et saute à pieds joints dans l’impossible (la conquête des grands espaces, la féérie).

Et c’est ce qui va se passer ! Car tel est le secret de la séduction, que ce soit comme un conquérant des grands espaces que l’employé reviendra de chez le concessionnaire ou comme fée que la ménagère rentrera du supermarché : sous les espèces d’un produit qui a seulement l’air d’être quelconque (c’est le vrai produit : pas n’importe lequel mais celui qu’on voit à la télévision en ce moment !) ils auront acheté quelque chose (la conquête, la magie) dont il est pourtant impossible d’être l’acheteur (on peut seulement être l’acheteur d’une voiture ou d’un flacon de détergent) ! Ils auront expressément été leur propre impossibilité, et c'est désormais depuis cette origine qu’ils habiteront le monde, trop grands pour lui.

Cela signifie concrètement que l’employé affrontera les embarras de la circulation et la ménagère sa vaisselle sale non pas comme un automobiliste ou une ménagère quelconques, mais comme un vrai automobiliste ou une vraie ménagère. Car enfin, qui niera que la conquête des grands espaces soit la vérité de l’automobiliste et que la magie soit celle de la ménagère ? Personne ! La réalité, on sait ce que c’est pour l’automobiliste (les bouchons aux heures de pointe, les risques de panne, le prix des carburants, la pollution, etc.) ; on le sait aussi pour la mère de famille (des tâches domestiques harassantes, dont la sempiternelle corvée de vaisselle). Par contre la vérité, non, on ne savait pas jusqu’ici : il a fallu ce spot à la télévision pour que l’évidence s’impose enfin de la conquête des grands espaces, ou de la magie dans le foyer. Rien n’oppose le vrai au réel, sinon la responsabilité dont, en tant que sujet, on s’en fait porteur dans l’instant où l’on reconnaît. De cet impossible du monde et de soi-même (on ne confond pas les vraies choses et les choses communes, ni soi-même avec n’importe qui), l’épreuve s’appelle distinction. Elle est très concrète : c’est la situation actuelle de l’automobiliste ou de la ménagère dont on vient de prendre les exemples : désormais ils ont reconnu que leur vérité n’était pas dans ce qu’ils ont pour réalité (des embarras de circulation et de la vaisselle sale).  Donnons le concept : la publicité ne vend jamais qu’une seule chose qui est la distinction. Dire cela, c’est définit concrètement le sujet de la séduction par l’impossibilité qu’il est pour soi.

Et bien sûr ce qui vaut dans la publicité vaut pour toute autre forme de la séduction. On connaît la formule des séducteurs, qui marche à chaque fois pourvu qu’elle soit formulée suivant la condition de celles à qui ils s’adressent : « Avec moi, tu seras une vraie femme ! ». Etre une femme aimée, chérie, désirée, choyée, etc., c’est possible. Mais être une « vraie » femme, ce ne l’est pas – absolument pas. Et d’abord parce que nul ne sait ce que cela signifie, surtout en première personne. Il n’est donc pas possible d’être une vraie femme, et cela, tout le monde le sait. C’est donc de cela et de rien d’autre que le discours du séducteur sera la promesse !

Et s’il suffit de promettre pour séduire comme chacun en a l’expérience dans une multitude de domaines, alors cela signifie qu’il appartient à la promesse d’être spécifiquement promesse de l’impossible – et qu’on se contredirait à promettre des choses qu’on aurait la possibilité de réaliser. Penser la séduction, c’est donc indistinctement penser l’impossible en en faisant une réalité qu’on appellera  l’objet, ou en en faisant une parole qu’on appellera la promesse.

 

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4 février 2009 3 04 /02 /février /2009 17:18


Penser la séduction selon cette nécessité qui n’est pas celle du domaine salutaire mais seulement de la responsabilité d’être sujet (et de rien d’autre ! car c’est  bien de cette limitation qu’il s’agit dans l’impossibilité d’une métaphysique de la vérité), c’est la défendre contre la métaphysique qui est, dans la pensée, la figure de l’excuse. S’il y a une vérité métaphysique ultime, alors il va de soi qu’on s’y conforme et qu’en s’y conformant on advienne à une vérité dont il revient au même de dire qu’elle est celle de tout ou qu’elle est la sienne propre. Dans la séduction, au contraire, on est sommé de prendre enfin sa responsabilité de sujet, et donc de récuser toute métaphysique c’est-à-dire toute croyance en une vérité préalable, en fait ou en droit, dont il faudrait s’autoriser. « Cesse de te justifier, et décide toi ! », dit l’objet. Cela signifie que la question de la séduction ne peut jamais être celle de ce qui nous donnerait raison, par exemple de tout quitter. La vraie vie n’est pas une vie dont quelque chose ou quelqu’un puisse nous donner raison d’être le sujet. C’est même exactement le contraire : la vraie vie est celle dont il est impossible que quelque chose ou quelqu’un puisse jamais nous donner raison de l’avoir fait la nôtre. Telle et en effet la différence entre la séduction et la tentation, entre la question de la vérité et la question du bien, entre la pensée de la responsabilité qu’on prendrait enfin d’être responsable et celle du salut. Se décider à être enfin sujet, c’est se décider à ne pas s’autoriser du savoir. Et le savoir qui autorise et par là décide de la responsabilité, quelle qu’en soit la teneur, il faut en fin de compte le nommer métaphysique. Ainsi la séduction elle-même, dans son concept, est une mise en garde contre la métaphysique de la séduction : si une telle métaphysique est possible alors il n’y a tout simplement pas de séduction mais seulement l’habituel service des biens qu’on aurait spécifié en tentation.

La séduction est la récusation en acte de la métaphysique, et tous les maîtres l’ont toujours reconnue comme telle – comme on le voit dans les exemples paradigmatiques de Platon, dont toute l’œuvre peut être lue comme une guerre contre la séduction, et de l’Eglise qui personnifie le mal dans la figure non pas de l’assassin ou du tortionnaire mais du séducteur. 

Le concept de la métaphysique peut être facilement indiqué ainsi : c’est que le savoir fasse autorité. Ce qui revient à dire que, subjectivement, la métaphysique est identique à la justification. On appellera donc métaphysique la pensée de ceux qui veulent être justifiés. Ce qui est le cas de tout le monde, autrement dit du sujet de la représentation en général, parce que celle-ci est constitutivement finalisée : pensée, c’est comprendre et comprendre c’est justifier. La séduction nous arrache donc à la condition commune, et nous distingue aussi de nos semblables et donc aussi de nous-mêmes, des sujets : de cela, l’objet nous somme d’être enfin sujet – sommation dont l’envers est par conséquent « cesse de te justifier ! »



Il n’y a de séduction que de l’autorité, laquelle n’est rien dont on puisse arguer pour constituer une métaphysique

La métaphysique, c’est le savoir et donc, subjectivement, la justification. Le sujet de la représentation est le sujet qui se justifie au moins à ses propres yeux parce qu’il se donne raison. Et il le fait en arguant du savoir. La métaphysique définit la vérité comme excuse : ce n’est pas ma faute à moi si le sens général des choses est ceci plutôt que cela. En nous sommant de prendre enfin notre responsabilité, l’objet récuse donc la métaphysique et par là nous ôte toute excuse : les raisons qu’on pourrait invoquer, même pour aller dans son sens, en seraient toujours la trahison. Par exemple un philosophe expliquerait qu’il faut philosopher : que c’est utile, agréable, salutaire ou on ne sait quoi d’autre et qu’en ce sens, il est innocent d’être philosophe. Or non : si Platon, Kant ou Hegel ont été dans leur jeunesse séduits par la philosophie, c’est pour la seule raison qu’ils étaient Platon Kant ou Hegel – et surtout pas parce que le philosophie présenterait des qualités ou des avantages que ces grands esprits ont discernés avec plus de perspicacité que leurs contemporains. Le sujet qui a été séduit est absolument injustifiable d’avoir été séduit (et donc aussi inexcusable, puisque la réalité de la séduction est toujours celle d’une complicité) et c’est ce qui fait qu’il est vraiment responsable : responsable de quelque chose dont il aura pris la responsabilité, en consentant à être séduit, qu’il l’ait mis au pied de son propre mur.

Refuser la justification dans le savoir, c’est refuser l’autorité de celui-ci. Et certes, le savoir ne fait autorité que pour ceux qui ont d’abord décidé qu’il en est serait ainsi : il n’avance jamais à rien, puisqu’il faut encore prendre la responsabilité de soi-même devant ce que le savoir a pu avérer. L’autre du savoir est l’objet, qui est une énigme. L’énigme, c’est d’abord du non savoir matérialisé, personnifié, si l’on peut dire : le non savoir est là, et par conséquent la nécessité pour soi de prendre enfin sa responsabilité. Une énigme, comme le montre celle devant laquelle Œdipe n’a pas reculé, c’est toujours la sommation de prendre sa responsabilité de sujet : « arrête de te défiler comme le font ceux qui mettent les raisons en avant (autrement dit : arrête d’être n’importe qui) et parle enfin en ton propre nom ! »

On voit quel concept est à l’œuvre, en toute séduction, une fois qu’on a reconnu que la question de l’objet n’était pas qu’il plaise ni même qu’il tente mais qu’il somme : l’objet qui séduit, c’est toujours et seulement un objet qui fait autorité, puisque c’est la même chose de faire autorité et de renvoyer à rien la nécessité de la justification.

La vie courante le montre très bien : se justifier devant ses subordonnés quand on en a, c’est avérer qu’on n’a pas d’autorité puisqu’ils se rendront alors aux arguments, c’est-à-dire à leur propre raison, et non pas à l’autorité qu’on était supposé avoir sur eux. Ce peut être aussi, à l’inverse et dans des cas plus particuliers, la preuve d’une autorité inattaquable, comme quand le PDG d’une multinationale prend la peine d’expliquer les nécessités de l’économie planétaire au plus modeste des « collaborateurs » qu’il va licencier : le faisant, il exhibe qu’il est dispensé de le faire. Bref, c’est le même de renvoyer à rien les raisons et de faire autorité – ou au contraire de les mettre en avant et de ne pas faire autorité, puisqu’une raison est toujours une excuse (« Croyez bien que je n’y suis pour rien : les chiffres sont là »). Avoir compris qu’on ne peut pas raisonner celui qui est séduit, et qu’on ne peut pas se raisonner soi-même quand on l’est, c’est donc avoir compris qu’on n’est  jamais séduit que par une seule chose, celle qui fait que les raisons ne comptent pas : l’autorité.

L’autorité ne renvoie pas à ses propres capacités comme la puissance qu’on jauge et dont on se demande si on pourra lui résister ou si on devra essayer de se la concilier ; elle ne renvoie pas non plus à sa propre réalité comme le pouvoir qu’on a en face de soi pose, et qui la question de son exercice en termes d’être ou de ne pas être (le pouvoir laisse être) ; mais elle renvoie à sa reconnaissance. La nature et la réalité d’une autorité, c’est qu’on la reconnaisse. Une autorité qu’on reconnaît en est une, et elle disparaît totalement à l’instant même où l’on cesse de la reconnaître. La nature de l’autorité, c’est qu’on en fasse son affaire : quand on prend sur soi sa réalité, on parle alors de quelque chose, mais quand on ne prend pas sur soi sa réalité, on ne parle de rien : le terme d’ « autorité » ne correspond à rien (idéalement, bien sûr, car les reconnaissances se font avant d’être réfléchies – ne serait-ce que l’autorité du langage que toutes les autres supposent forcément).

C’est ce que marque cette double évidence, constitutive de notre notion que 1) la séduction est une complicité au sens où l’on n’est jamais séduit qu’à consentir à l’être et donc qu’à prendre sur soi l’autorité de ce qui nous séduit et que 2)  qu’il n’y a jamais rien à constater dans ce qui nous séduit, puisqu’il suffit que nous cessions de prendre sur nous la possibilité que nous soyons séduits pour que nous ne puissions plus l’être – pour que l’objet n’ait plus rien qui séduise ! Il peut éventuellement plaire ou tenter c’est-à-dire figurer la vie bonne où le service des biens est aussi assuré qu’il peut l’être, mais en tout cas pas la vraie vie où la question est de s’être enfin décidé à être sujet, hors de l’excuse commune des raisons. 

L’objet qui séduit est donc essentiellement inconsistant : ce n’est pas par telle ou telle qualité qu’il séduit (il suffirait de s’en parer pour devenir séduisant !) mais seulement par son autorité – laquelle n’est absolument rien en soi puisque sa reconnaissance est en même temps la décision de son être ou de son non être. Impossible dès lors de considérer la question de la vérité que l’objet qui séduit amène dans la vie comme une question consistante : amener la vérité, ce n’est pas amener quelque chose – et notamment pas la vérité à quoi il ne resterait dès lors plus qu’à se soumettre. Si l’on veut faire une métaphysique de la séduction, au sens d’une qualité particulière, elle ne sera donc métaphysique de rien.


Reconnaissance des distinctions VS savoir des différences


D’un autre côté, pourtant, n’importe quoi ne séduit pas n’importe qui – et nous avons déjà nommé des personnes (Cary Grant, Ava Gardner…) dont il semble impossible de ne pas reconnaître la séduction. L’apparence d’une qualité particulière est donc tenace, d’autant que l’absence de séduction est semble aussi flagrante dans un grand nombre de cas. La séduction paraît donc une différence, comme n’importe quelle autre détermination positive et par là même discriminante entre ceux qui la possèdent et ceux qui ne la possèdent pas.

Le paradoxe sera facilement levé dès qu’on aura remarqué que les personnes qui ne séduisent pas sont très faciles à désigner : si la séduction est détournement de la nécessité représentation autrement dit du service des biens, il est évident qu’une personne totalement identifiée à cette nécessité et à ce service, si c’est possible, ne peut pas séduire et ne le pourra jamais. Parce que la question de la séduction est celle de l’autorité (c’est donc une certaine autorité qui séduit dans des personnes comme Cary Grant ou Ava Gardner…), on en déduit que l’impossibilité de séduire et le fait de ne pas avoir d’autorité sont identiques. Ne pas avoir d’autorité, pour un sujet autrement dit un être responsable, c’est s’autoriser d’autre chose que soi : de sa place ou de son savoir (ce qui revient le plus souvent au même). Cette condition est la nôtre, qui nous situons forcément quelque part et qui avons toujours des raisons d’agir ou d’opiner. En quoi on a trouvé le concept : être commun et ne pas pouvoir séduire (ni être séduit, parce qu’alors ni la place ni les raisons ne comptent !) c’est donc la même chose. A l’inverse l’éventualité de séduire tient au caractère non commun de quelqu’un ou de quelque chose : faire autorité ou n’être pas commun, c’est donc pareil – même s’il faut ensuite des médiations symboliques et sociales (le cinéma et le star-system, pour les exemples qu’on vient de citer) pour que cette autorité soit déterminée.

Ne pas être commun, cela s’appelle être distingué – par opposition à ne pas être semblable qu’on indique en parlant d’être différent. La séduction, ce n’est absolument pas une question de différence (il y a des gens séduisants dont on ne voit vraiment pas ce qu’ils ont de plus ou de moins que les autres – et d’autres auxquels les plus enviables qualités ne confèrent aucune séduction) : c’est une question de distinction. L’objet de la séduction est distingué. Il n’est même que sa propre distinction avec tout objet susceptible d’être différence (autrement dit relevant du savoir), toute différence qui l’opposerait à autre chose étant par là même une innocence du sujet qui l’assumerait. Et puis serait-il différent des autres que l’objet serait forcément meilleur puisque nous l’aurions préféré – en quoi il faudrait alors dire qu’il nous a plu ou qu’il nous a tentés mais en tout cas pas qu’il nous a séduits c’est-à-dire nous détournés de la voie commune qui est celle du bien.

La différence on la constate et on peut tabler sur elle. La distinction, par contre, on la reconnaît, son paradoxe étant alors qu’elle ne réside que dans la reconnaissance qu’on en opère. Là où personne ne prend sur soi qu’il y ait de la distinction, il n’y en a tout simplement pas – de sorte que la question de la distinction des uns est aussi bien celle de la responsabilité que les autres ont décidé de prendre (dire ce que c’est qu’une star de cinéma, c’est dire ce que c’est que le public du cinéma). Et bien sûr, en tant qu’elle n’est pas une différence que tout le monde pourrait constater, la distinction peut aussi bien passer inaperçue – y compris de celui qui l’avait faite justement, s’il a changé entre temps (on peut donc ne plus distinguer certaines choses et donc cesser de les trouver séduisantes). Ce qui séduit les uns ne séduira donc pas souvent les autres, et les plus grandes séductions restent en général incompréhensibles à ceux qui en reçoivent la confidence : la voyant en photographie, Saint-Loup est stupéfait de l’insignifiance de celle à qui son ami a voué son temps, sa pensée et sa fortune, cette Albertine qu’ensuite Marcel, devenu autre, jugera en toute indifférence « grosse » et même « hommasse » (tout le contraire de séduisante, en somme). Mais justement : dire qu’il est désormais un autre, c’est dire qu’il fait d’autres distinctions : celles qu’il faisait, parce qu’elle n’étaient précisément pas des différences, ne lui apparaissent plus. Cela signifie que pour un sujet particulier, capable d’un certain type de distinction, la séduction est au contraire nécessaire et, en ce sens, objective : aussi réelles, ni plus ni moins, que l’acte de leur reconnaissance. En quoi on rappelle que la séduction est une complicité.

On constate une différence dont on est dès lors innocent (hier il faisait beau et aujourd’hui il pleut : dire cela, c’est dire je n’y suis pour rien), mais on reconnaît une distinction dont on est dès lors responsable – car reconnaître, c’est prendre sur soi ce qu’on affirme, s’en porter garant, en prendre la responsabilité, et donc y advenir soi-même comme sujet responsable. La vérité du sujet n’est pas en lui mais dans l’objet qu’il reconnaît parce que reconnaître l’autorité l’objet et prendre la responsabilité d’être rendu responsable par lui, c’est la même chose.

Que la séduction soit une affaire de distinction et non pas de différence, autrement dit que séduire soit une manière de faire autorité (mais quelle manière ? telle est la question…) autrement dit de causer la responsabilité de l’autre (ce qu’on a appelé le mettre au pied de son propre mur), c’est ce qui interdit d’en faire la matière d’une croyance en un dernier fait qui serait celui d’on ne sait quelle vérité, devant quoi les autres devraient s’incliner, on ne sait pour quelle raison. C’est dire que la séduction, dont la notion est celle de l’alternative de la vie bonne et de la vraie vie, ne renvoie à aucun savoir supérieur qui permettrait de trancher (par exemple la vraie vie serait préférable c’est-à-dire meilleure tout compte fait, que la vie bonne) et donc de se dispenser de prendre sa responsabilité.

Concluons : penser la séduction, c’est indistinctement remplacer la métaphysique par l’éthique et faire la théorie du remplacement de la métaphysique par l’éthique. Car tout ce qui séduit détourne en fin de compte du savoir dont il faudrait forcément s’autoriser pour choisir entre les vies possibles – et détourne non pas vers un autre savoir qui serait préférable au premier mais paradoxalement vers un objet qui, à cause de son caractère énigmatique, constitue le sujet en destinataire de l’injonction d’être vraiment sujet.

 

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1 février 2009 7 01 /02 /février /2009 18:53
Défendre la pensée de la séduction contre la métaphysique de la vérité en dénonçant sa confusion avec le savoir et avec l’authenticité


Le premier argument était donc de rappeler l’incidence du caractère fractal de la séduction, et donc aussi de la vérité et du sujet, sur l’idée de la vraie vie et donc du salut. Il y en a un autre, très différent, mais dont la récusation n’est pas moins libératrice (si l’on peut, sans en être plus dupe que de l’autre, remplacer l’idéal d’être sauvé par celui d’être libre !) et qui consiste à confondre la vérité avec une réalité ou une qualité qu’on puisse désirer ou vouloir.
 

Identifier la vérité au salut, comme le fait forcément la conscience représentative – celle qui ne comptera plus, au moment de se décider – c’est admettre sa confusion finale avec le bien. La vie absolument bonne, en ce sens, est identique à la vraie vie, celle qui consiste à être soi-même le subjectif de la vérité. La pensée de la séduction, parce qu’elle est celle de l’épreuve qu’on fait de l’alternative du vrai et du bien en tant que cette épreuve consiste pour nous à être mis au pied de notre propre mur, en est proprement la récusation. En d’autres termes : c’est en fin de compte de la métaphysique, c’est-à-dire de l’identification du vrai et du bien, que ce qui nous séduit nous détourne, et la responsabilité d’être sujet n’est rien d’autre que l’épreuve qu’on fait dans son âme et dans sa chair de la métaphysique comme mensonge. Ce terme doit être défini, bien sûr : on appelle mensonge tout ce qui, en faisant semblant de s’autoriser du vrai pour poser le bien, fait du sujet un être commun. La métaphysique, si on veut aussi la définir en termes d’idiosyncrasie, c’est donc qu’il suffise d’être un sujet pour être sujet – ce qui exige qu’on identifie le vrai au bien, qu’on identifie la vérité au savoir ou à l’accomplissement des choses, bref qu’on dénie qu’à chaque fois il y a un reste qui est la nécessité de se décider. Ce qu’on fait, pour la métaphysique, il faut le justifier d’une manière ou d’une autre – la manière paradigmatique étant qu’on exhibe le savoir dont on montrera qu’on n’aura été que le véhicule innocent. La pensée de la séduction, au contraire, dit que la question du sujet n’est pas de se justifier (quand on est séduit, les raisons ne comptent pas, donc aucune séduction n’est jamais justifiable) mais de se décider enfin à être sujet – ce qui est en somme la même chose. Cela signifie donc aussi que la pensée de la séduction doit être défendue contre la métaphysique de la séduction qui consisterait à croire que l’objet est une sorte d’ « ange » (messager, d’après l’étymologie) envoyé par la Vérité pour nous détourner de l’ordre des raisons et donc du service des biens. En quoi le chemin indiqué serait celui du vrai bien – celui-là même dont la pensée de la séduction (« Cesse de te justifier et décide-toi ! ») avère le caractère mensonger, au sens qu’on vient de dire. Car ce chemin, dans son concept, est bien celui que n’importe qui aurait alors semblablement le devoir de suivre : Paul consacrera sa vie à construire la doctrine et à s’en faire le prosélyte, abolissant expressément les distinctions dont la notion est à chaque fois celle d’une certaine responsabilité d’être sujet (homme / femme, grecs / juifs, libres / esclaves…). En quoi il a été un séducteur, puisqu’il a fait miroiter à chacun l’universalité du statut de destinataire comme la vérité dont sa vie devait s’autoriser : il a fait miroiter que la vraie vie était d’être sans distinctions c’est-à-dire d’être vraiment commun. (De même que la séduction est fractale, elle est indéfiniment susceptible d’être réfléchie : le conformisme, par exemple, c’est d’être séduit par l’idée d’être enfin débarrassé de la séduction autrement dit par l’idée de confondre l’évidence du bien avec la vérité de la vie.)

Or la séduction, c’est justement que nous soyons détournés du chemin que n’importe qui aurait raison de suivre, puisqu’on ne peut être sommé de prendre enfin sa responsabilité d’être sujet qu’à ce que les nécessités du savoir aient cessé de valoir. Et certes elles ont cessé de valoir, puisqu’être séduit consiste à consentir à l’éventualité du pire. Parce que la question de la séduction est celle de la responsabilité d’être sujet qu’il s’agit enfin de se décider à prendre, alors que nous ne faisions jusque là que ce qu’il allait de soi que nous fissions dans notre situation (ce que n’importe qui aurait fait dans notre situation objective et surtout subjective), il est donc nécessaire que nous barrions la route à une interprétation de notre notion en termes de croyance au salut, dont la notion est alors celle d’irresponsabilité. Est-ce ma faute à moi si Dieu s’est incarné pour la rédemption de nos péchés et si les distinctions ne comptent plus ?

Le moyen est à  notre portée, de maintenir la pensée de la séduction comme pensée de la responsabilité contre la métaphysique de la séduction comme métaphysique de l’excuse ; il consiste toujours à refuser de céder sur l’alternative du vrai et du bien dont la séduction est l’épreuve, et plus particulièrement ici à faire de la vérité un  bien.

Quand la pensée commune veut la vérité d’une manière mondaine (par opposition à vouloir la vérité comme salut), autrement dit quand elle en fait un bien et non pas le bien, elle devra l’altérer, la confondre avec autre chose : soit une réalité, soit une qualité. Dans le premier cas, la pensée commune s’identifie à la confusion de la vérité et du savoir, et dans le second cas elle s’identifie à la confusion de la vérité et de l’authenticité. Le commun aime le savoir et aime l’authentique : il y prétend à la vérité tout en jouissant de la mettre à sa mesure, qui est l’excuse. Et certes quand on sait, on fait ce qu’il faut c’est-à-dire ce qu’on sait devoir faire ; et quand on ne sait pas on est excusé de n’avoir pas fait ce qu’il faut : que voulez-vous, on ne savait pas. Quant à l’authentique, ce n’est la faute de personne s’il l’est, et s’il est un bien – de sorte qu’on y est à chaque fois excusé et de le reconnaître et de le désirer. La séduction, c’est tout le contraire : le savoir ne compte pas et l’objet nous somme de faire de la vérité une affaire qui soit enfin la nôtre.

La première confusion, celle de la vérité et du savoir, est ici encore une conséquence structurelle de la réflexion : quand je me pose une question, il est impossible que ne n’appelle pas « vérité » ce que je désire obtenir. N’importe qui cherche la réponse à ses questions, mais personne ne s’occupe de la vérité – qui suppose qu’on ait été arraché au service de son bien autrement dit séduit – moins que tout pour la « chercher ». (Le mot de Picasso est définitif : quand on pense, on ne « cherche » pas : on trouve, puisqu’on a alors des idées et qu’une idée est toujours un événement. Absurde est donc la croyance qu’on « chercherait » la vérité, dès lors assimilable à un bien. Ce qu’on cherche – et encore le moins possible, tant la « passion d’ignorer » est de loin la plus puissante et la plus répandue (Lacan) – c’est le savoir. Or celui-ci n’a rien à voir avec la vérité, comme on s’en convaincra sans mal en réalisant que la possession du savoir n’avance à rien quand il s’agit de vérité : aurait-on la réponse certaines aux questions les plus radicales de l’esprit qu’il faudrait encore décider quoi en faire, puisqu’on peut s’y conformer, se révolter contre, ou y être indifférent et que cela continue toujours de valoir, à quelque degré de savoir qu’on veuille se situer. Cela revient en somme à pointer que la vérité se trouve là où le savoir avoue son insuffisance en en appelant non pas à un supplément de savoir, ce qui ne ferait que repousser d’un cran la difficulté, mais à une décision autrement dit à une prise de responsabilité (celle-là même, on l’a compris, à quoi le sujet de la séduction est sommé par l’objet). Le propre du savoir est donc de pointer qu’il n’est pas la vérité et d’indiquer que la vérité, qui n’est donc pas une nouvelle chose dont on ne saurait toujours pas quoi faire, s’entend comme décision : quand on sait, ou quand on ne sait pas, arrive toujours un moment qui est précisément le moment de vérité, celui où il faut se décider, où il faut enfin prendre sa responsabilité d’être sujet en récusant l’excuse que le savoir, aussi bien que l’ignorance, constituent toujours. Bref, le savoir qui est la justification même avère que la vérité ne se reconnaît que là où l’on est sans justification c’est-à-dire (puisqu’être justifié et dispensé d’être sujet sont le même) sans excuse. La séduction qui est donc comme telle moment de vérité, c’est l’épreuve qu’on en fait : l’objet nous met d’emblée là où le savoir ne compte pas, c’est-à-dire là ou il faut se décider là où, parce qu’il reste à jamais en arrière, il faut enfin prendre sa responsabilité d’être sujet – par opposition à l’innocence d’être un sujet, autrement dit un être excusé d’avance par le savoir (ou par le manque de savoir). 

La seconde confusion qu’il faut dénoncer pour protéger la pensée de la séduction contre » la métaphysique de la vérité, est celle de cette dernière avec l’authenticité.

De même que le savoir est un bien au sens où il vaut mieux savoir qu’ignorer, l’authenticité en est un au sens où il vaut mieux être authentique que de ne pas l’être, puisque cette qualité de « vérité » améliore les choses. Rien de plus évident ni de plus commun : nul ne songerait à contester la légitimité, pour un antiquaire, de vendre un meuble authentique plus cher qu’un meuble par ailleurs semblable, mais qui ne le serait pas: le premier est incontestablement préférable au second, et justifie qu’on fasse effort financier plus important pour l’acquérir. On peut aussi user de ce terme pour un humain et opposer par exemple le paysan « authentique » au bourgeois que ses états d’âme conduisent chaque week-end à faire son « retour » à la terre : le premier possèdera plus de « vérité » que le second. Comme la compréhension commune de ce terme nous pousse à dire (mais quand même pas à croire) que c’est bien d’être authentique et mal d’être inauthentique, elle nous fait par là même identifier la vérité à une valeur. En quoi le mensonge inhérent à cette notion apparaît puisque la vérité elle-même ne peut pas être une valeur, si elle est ce qui cause non seulement les choses mais aussi les valeurs à valoir en imposant la distinction de ce qui vaut d’une part, et de ce qui vaut vraiment d’autre part. Or qu‘est-ce qui vaut vraiment – par opposition à ce qui vaut mieux ou à ce qui vaut plus – sinon ce qui détermine le sujet à être vraiment sujet ? Ainsi pourrait-on dire, par exemple et en se réservant la possibilité de le récuser, que la richesse, la santé, la jeunesse, la beauté sont des valeurs (au sens où il est préférable d’être ainsi plutôt qu’autrement) mais que le savoir et surtout la sagesse sont, par opposition, de vraies valeurs : s’y joue qu’on soit sujet, alors que les premières le supposent. On voit bien que les « vraies » valeurs, dans cet exemple, ne sont pas des valeurs plus grandes que les premières, des valeurs superlatives dont la distinction serait analogue à la différence qu’il y entre être riche ou beau d’une part, très riche ou très beau d’autre part. Non : tout se ramène à la question d’être sujet, une fois de plus, quand on parle de vérité. Dire par conséquent que la vérité peut être une qualité qui améliorerait la chose où on la reconnaîtrait est absurde : le meuble que l’antiquaire vend plus cher qu’un autre n’est pas vrai (bien qu’il puisse être cependant faux s’il n’est qu’une copie, c’est-à-dire une représentation se donnant pour une certaine réalité, en l’occurrence authentique) : il est simplement authentique. Et on peut par exemple imaginer un acheteur demandant au vendeur si ledit meuble est vraiment authentique – auquel cas il lui demandera implicitement s’il s’engage personnellement sur l’authenticité de l’objet, s’il s’en fait le garant, bref s’il en prend la responsabilité ! Toujours la même question d’être sujet, donc, même si en l’occurrence sa réflexion dans l’esprit de l’acheteur en fait un bien de second degré (un meuble garanti par le vendeur est préférable à un meuble qui ne l’est pas). Il faut en somme dénoncer la confusion du vrai et de l’authentique parce que celui-ci est une qualité qui relève du bien (le meuble authentique est préférable à celui qui ne l’est pas) alors que celui-là ne s’entend qu’à exclure la question du bien, ne posant que la question d’être sujet de cette nécessité que, par ailleurs, il y ait du bien. Et certes, il y a du bien, puisqu’il y a de la vie. Mais précisément : si un sujet est une sorte de vivant, être sujet consiste à ne pas être une sorte de vivant, mais à être sujet d’être une sorte de vivant… La « vraie » vie n’est donc pas du tout la vie « authentique » – bien que l’inverse puisse être vrai puisqu’il est tout à fait possible d’être séduit par une promesse d’authenticité (par une promesse d’inauthenticité aussi, d’ailleurs : c’est toute la problématique de la culture de masse), et que la question de la vraie vie est tout simplement celle de ce qui séduit !

Cela dit, on n’oubliera pas qu’on reste pour soi un sujet de la représentation, un sujet pour qui le savoir compte, et qu’en ce sens on se la représente la vraie vie comme forcément meilleure qu’une vie qui ne serait pas « vraie ». C’est que nous sommes toujours en train de céder sur l’alternative du vrai et du bien, puisque nous la considérons dans la vie et que la vie est identique au service des biens. Au plus sommes-nous capables de la différer d’un cran, comme on le fait dans la réflexion philosophique dont une nouvelle réflexion fera encore un bien de second ou de énième degré, comme on le voit quand  le lecteur pense avec nous qu’il est bon de ne pas confondre le vrai et le bien…

Si donc la question de la séduction est vécue comme celle d’une vérité ultime à quoi il est inévitable de croire, autrement dit comme un salut (ce qui me séduit me révèle la vérité de ma vie), la question qu’elle pose au philosophe n’est pas du tout celle d’une sagesse d’autant plus ultime qu’elle serait paradoxale : comme la morale selon Pascal, la vraie sagesse serait de récuser la sagesse, en somme ! Non : parce que toute la nécessité de la séduction est celle que nous nous décidions enfin à prendre notre responsabilité et pas du tout de jouir d’un bien inaccessible au commun des mortels (« Ah, tu ne pourrais pas comprendre… »), il faut dire que la question de ce qui séduit est uniquement celle de la responsabilité qu’on en prendra en reconnaissant qu’en lui c’est bien de séduction et non pas de tentation qu’il s’agit.

 

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1 février 2009 7 01 /02 /février /2009 18:50
Protéger la pensée de la séduction contre la métaphysique de la vérité.

 

Il y a séduction quand un objet somme un sujet de se détourner du service des biens (plaisir, utilité, bonheur, moralité, salut), autrement dit des nécessités de la représentation, pour accéder à une vie dont il soit vraiment sujet et qu’il se représente donc comme la « vraie » vie. Dans la rencontre, puisqu’elle est déjà une séduction et donc une sommation nous décider, une chance nous est donnée d’enfin exister, faisant apparaître que jusque là nous vivions seulement. L’existence qui s’oppose à la vie se représente donc comme la vraie vie : une vie qui soit celle du sujet lui-même et non pas celle des raisons qu’il aurait d’être ce qu’il est et de faire ce qu’il fait – et qui s’accomplissent toujours subjectivement comme le service de son bien. Ce n’est donc pas pour son bonheur que l’on consent à être séduit (même s’il est plus simple d’imaginer le contraire afin de se détourner de l’abîme que cela ouvre en nous, à savoir que le bonheur ne compte pas alors que nous passons notre vie à nous représenter le contraire) mais pour être vraiment sujet, quitte à ce que cela nous conduise à notre perte (c’est cela, que le bonheur ne compte pas). Tout ce qui nous séduit à un  niveau ou à une autre nous donne ainsi l’idée qu’il doit y avoir une vérité qui soit enfin la nôtre, et dont le service des biens avait jusque là été le refoulement, l’oppression, l’interdiction et dont la rencontre de ce qui séduit serait alors la libération. Et bien sûr, le paradoxe de la séduction est que cette idée d’être vraiment sujet d’une vie qui ne sera donc plus identifiée au service des biens, on la situe dans l’objet en tant qu’il nous fait signe énigmatiquement vers une vie qui serait enfin vraie, dont on serait, à la place des raisons qu’on effectue en le sachant ou en l’ignorant, vraiment le sujet. On se représente que sa vérité est en soi, dans sa conscience ou dans sa mémoire, mais dans la séduction on fait l’épreuve qu’elle se trouve dans un objet, dont le premier trait est qu’il soit nouveau et dont le second est qu’il soit énigmatique.

De même que Hegel a pu voir l’« esprit du monde » passer sur son cheval en la personne de Napoléon (bel exemple de spectacle séduisant), chacun d’entre nous a pu voir passer sa propre vérité sous les espèces d’un objet qui a surgi énigmatiquement devant lui et par quoi il a su qu’il était sommé de se décider à exister enfin, à être vraiment sujet.

En quoi l’objet qui dit la vérité du sujet dit par là même son salut – par opposition à son plaisir, son utilité, sa vertu et surtout son bonheur, qui sont les figures habituelles de son bien. Car le salut, c’est de tout quitter pour vivre vraiment, pour exister enfin.

D’où la contradiction : le salut est la figure ultime du bien, de ce bien dont le propre de ce qui séduit est précisément de nous détourner. La séduction, ce serait donc simplement d’opposer le salut tel qu’on croit en apercevoir la possibilité à travers l’objet, au bonheur dont toutes les raisons finalisées sur soi font la fin générale de nos actions et même de nos pensées ? Mais être sauvé, quelle que soit la manière dont on l’entend par ailleurs, n’est-ce pas la meilleure des raisons, en ce sens analogue à la meilleure des excuses qui est la mort ? Comment comprendre alors que la séduction soit l’épreuve de l’alternative du vrai et du bien, si on en fait le moment même du salut dont la notion est au contraire celle de leur confusion ? Car enfin, ceux qui sont « sauvés » sont ceux qui ont reconnu que le vrai était leur bien, ceux qui sont « perdus » étant ceux qui l’ont ignoré ou qui ont refusé de le reconnaître.

Ce paradoxe est celui de la métaphysique, qui ne se dit savoir ultime de la réalité que pour être la constitution du vrai bien du sujet en tant que sujet – par opposition aux faux biens, illusoires parce que non appuyés sur la vérité, dont le commun des hommes se contente. Cela signifie donc qu’il appartient à la métaphysique de se présenter comme une séduction et à la séduction de se présenter comme une métaphysique, et que c’est seulement à dénouer ce paradoxe qu’on peut penser la séduction, elle qui est, pour un sujet, à chaque fois le détournement de son bien par l’incidence de la vérité !

Sans la critique de la notion de salut, qui est celle de l’identification du vrai et du bien sous la figure du vrai bien (la vie salutaire étant alors la « vraie » vie), le détournement devient incompréhensible : on n’a plus que l’opposition du savoir de ceux qui seront sauvés et de l’ignorance, immédiate ou réflexive (simple ignorance ou refus de savoir) de ceux qui seront perdus. Et certes, toute séduction donne le sentiment du salut, dans la nécessité qu’elle est de laisser choir le souci du bonheur. Elle donne dès lors le sentiment du caractère métaphysique de l’humanité, qui ne serait donc elle-même que dans son appropriation au vrai bien, qui serait alors la vérité – ultime de préférence. De même que, selon Pascal illustrant ainsi de manière parfaite ce paradoxe de la séduction, la vraie morale se moque de la morale, il faudrait parler de la vraie sagesse, celle qui consisterait à ne pas commettre la folie de ne pas consentir à la séduction. En quoi on aurait finalement désamorcé tout le potentiel subversif de notre notion qui ne serait jamais, comme d’habitude, que l’impératif de se soumettre à ce qu’il faudrait avoir eu la lucidité de savoir.

Or c’est expressément de récuser le savoir que la séduction s’impose : on ne peut pas plus raisonner celui qui s’est laissé séduire qu’il ne peut se raisonner lui-même. Ou plutôt on le peut, mais il est enfermé dans la certitude que rien de ce qu’on pourra acquérir de cette manière ne peut compter, quand l’objet est là, en personne. Et ce qui vaut pour la séduction (« je sais bien que je commets une folie, mais tant pis ») vaut pour l’objet lui-même, qui ne présente aucune des qualités justifiant qu’il séduise (ou plutôt : il peut bien les présenter, mais de toute façon la question n’est pas là). Dès lors faut-il admettre que la vraie sagesse est aussi vaine que la fausse et que les vrais biens ne sortent pas du régime qu’ils partagent avec les faux.

Penser la séduction, c’est par conséquent en défendre l’idée contre la métaphysique de la séduction.

Le salut : une nécessité dont le caractère fractal de la séduction empêche qu’on soit vraiment dupe.

Il revient au même de dire objectivement que ce qui séduit nous somme d’être vraiment sujet, ou de dire subjectivement que c’est sa propre vérité qu’on reconnaît dans l’objet. La question de l’objet qu’il vient de rencontrer est pour le sujet celle de sa vérité – d’où le sentiment de se sauver ou au contraire de se perdre selon qu’il renonce à son bien ou au contraire qu’iol y reste attaché. Etre séduit, c’est trouver la vérité dont sa vie avait jusque là été le manque. En ce sens, la séduction est l’épreuve d’un absolu, et c’est pourquoi elle peut donner lieu à une lecture métaphysique.

Un premier argument brise ce qu’on pourrait nommer l’hypostase de l’objet – pour signifier qu’il se met à valoir absolument, à être décisif, inconditionnel. Cette vérité à laquelle le sujet aura consenti (ou au contraire qu’il aura déniée en arguant des meilleures raisons), il ne faut en effet pas oublier d’en penser la notion à partir du caractère fractal de la séduction ! Il s’agit bien de la vérité, certes, mais de la vérité du domaine et du niveau que l’on considère – laquelle ne vaut ni plus ni moins que la vérité d’un autre domaine et / ou d’un autre niveau, qui peuvent par ailleurs être parfaitement dérisoires. On ne peut donc pas faire de cette vérité du sujet un absolu métaphysique, même limité à lui (parler de la vérité de toute sa vie). Car celui qui est brusquement saisi de la certitude que la vraie vie consiste à ne plus jamais quitter la femme dont il vient de croiser le regard dans la rue sera aussi bien et en même temps sujet d’une autre séduction (certes pas au même niveau : il est désormais indifférent au charme des autres passantes), par exemple quand il fait ses courses au supermarché et qu’il réalise qu’être vraiment attentif à sa coiffure consiste à opter pour telle nouvelle marque de shampoing, au dépens de celle qu’il utilisait jusque là. Déjà séduit comme amoureux, il peut rester à séduire comme consommateur – chacun de ces domaines étant par ailleurs susceptibles d’être indéfiniment particularisé : indéfiniment pensé comme un ordre de séduction et donc de vérité.

La question des niveaux est essentielle et, ici encore, le rapprochement avec la question esthétique est révélateur. Pour parler de choses belles et a fortiori de choses sublimes, il faut en effet se fixer à une certaine échelle, et s’interdire de la quitter. La rose est belle quand elle est devant nos yeux, mais les cellules de ses pétales, sous le microscope, ne présentent aucune particularité esthétique, pas plus d’ailleurs que sa forme générale, quand on aperçoit la fleur de loin, disons à cinquante mètre. Pour le sublime, c’est aussi évident. Kant a raison, bien qu’il ne l’ait su que par ses lectures : Saint Pierre de Rome est sublime (surtout quand notre regard plonge à l’intérieur depuis le haut de la coupole : le sol se trouve si loin de nous qu’il est séparé de nos yeux par un véritable infini de hauteur). Mais quand on se trouve en avion au dessus de la ville, et qu’alors on peut voir la beauté d’un plan d’ensemble qui nous échappait, elle ne l’est plus. Et c’est encore plus vrai à mesure qu’on se trouve à une altitude supérieure : quand la basilique n’a plus dans son ensemble que la taille d’une fourmi, la sublimité a disparu. On le sait depuis le canon de Polyclète : la beauté suppose une proportion avec le corps humain et ne peut être ni beaucoup plus petite ni beaucoup plus grande (parler de la beauté du massif alpin n’a pas plus de sens que parler de la beauté d’une cellule végétale ou animale – sauf bien sûr si l’avion ou le microscope les remettent à notre échelle). Les catégories esthétiques sont ainsi des nécessités d’échelle (le sublime est forcément grand, le joli ou le mignon forcément petits…).

Rien de tel dans la séduction, qui est intrinsèquement constituée de son caractère fractal, c’est-à-dire indifférent à l’échelle : la question y est d’être vraiment sujet, et un sujet peut l’être à toute éventualité d’imputation qu’on voudra considérer, depuis le cosmique (Dieu saisi par le démon de la création et de l’incarnation) jusqu’à l’infinitésimal, figurable ou pas (Mme de Cambremer saisie par le démon d’élider certains phonèmes, par exemple quand elle parle de ses « cousins Ch’nouville », comme elle a cru remarquer que les nobles faisaient).

Parce que la séduction est fractale, les notions qu’elle met en corrélation de la vérité et du sujet le sont aussi : on est sujet à tous les niveaux de la vie que la réflexion peut isoler, et il y a pour chacun d’eux une vérité dont rien, sinon la réflexion qu’on en opère sur le moment, n’autorise à dire qu’elle est forcément cohérente avec celle des autres niveaux. Tel est en effet l’argument qu’il faut garder à l’esprit pour éviter de tomber dans la croyance en une « supervérité » (la vérité des vérités) que nous devrions passer notre vie à rechercher et à laquelle, une fois trouvée, nous devrions nous soumettre, parce que nous lui serions depuis toujours destinés : cette hypothèse repose sur l’idée de l’unité du sujet, dont on ne voit généralement pas qu’elle est un artéfact de la réflexion. Et certes, si je réfléchis à ma vie, je dois bien penser que je suis toujours moi – ce même sujet qui est réfléchi dans la diversité des situations que je rassemble – de sorte que je dirai que c’est toujours de moi qu’il s’agit quand je parle de mon enfance ou de ma vieillesse, quand je parle de la séduction pour la philosophie qui a décidé de ma vie et de la séduction pour un nouveau plat cuisiné qui a décidé de mon repas de ce soir. Si donc nous ne sommes pas dupes de cette nécessité de structure (et en ce sens impossible à supprimer : dire que  nous n’en sommes pas dupes, c’est prouver qu’on l’est !), alors nous ne sommes pas dupes non plus de la Vérité avec une majuscule ni par conséquent de sa nécessaire confusion avec le salut !

Ici se révèle en effet l’illusion, et donc pour nous la nécessité de penser : il est impossible au sujet, à quelque niveau qu’on le considère, de ne pas identifier la vérité dont l’objet lui apporte l’idée à un salut qui est alors la figure ultime de son bien. Parce qu’il est impossible de ne pas croire qu’on joue son salut quand on rencontre une réalité séduisante ou séductrice, il est impossible de ne pas croire que la vérité constitue le bien ultime parce que seul approprié du sujet en tant que sujet. Répétons-le : dans le moment de la séduction, les biens que n’importe qui aurait raison de poursuivre ne sont pas de vrais biens, puisqu’ils sont récusés par l’injonction d’être responsable qui vient de l’objet et qu’il est impossible, sur le moment, de ne pas se représenter comme la promesse d’un bien encore meilleur que les autres. Et certes, entre la vraie vie et une vie sans vérité, n’importe qui aurait raison de choisir la première, qui apparaît préférable c’est-à-dire meilleure. La séduction, en tant qu’elle implique en elle le moment de la représentation d’une raison de se décider – mais justement : quand on se décidera, ce sera sans raison ! – est constituée autour de cette croyance. Disons la même chose autrement : le sujet de la représentation est en même temps le sujet du salut, parce que la question de ce sujet est celle d’être vraiment sujet, non pas tel qu’il se la pose réflexivement (n’importe qui se croit vraiment sujet à chaque instant) mais telle qu’elle lui saute en quelque sorte à la figure sous les espèces de l’objet dont, quand on en pose la question en termes d’imagination, il est impossible de ne pas se figurer qu’il est désirable.

L’épisode du chemin de Damas est un des meilleurs exemples qu’on puisse prendre pour penser la séduction, mais inversement on peut dire que toute séduction est pour le sujet son chemin de Damas : la vraie vie est là, dont il ne tient qu’à nous qu’elle soit enfin nôtre, et en face de quoi aucun bien, si grand soit-il, ne peut compter (d’où la culpabilité et le remords quand on argue de la question des biens pour refuser la séduction). Sauf que le chemin dont le vrai est le principe, on l’a de tout temps reconnu pour être celui du salut : à premier vue un bien qui n’est pas plus grand que les autres, mais qui l’est quand même à seconde vue, si l’on peut dire, puisqu’on la raison de le préférer à eux.

Nous sommes faits pour le salut, nous qui nous représentons notre existence, c’est-à-dire qui sommes toujours déjà inscrits, le plus souvent en toute méconnaissance, sous le signe de la perte de nous-mêmes. Telle est la raison profonde de cette corrélation : l’essentiel n’est pas tant que toute représentation soit structurellement finalisée (« tout ce qui est, est pour moi ») mais qu’elle soit une représentation, précisément, c’est-à-dire l’acte d’avérer la perte du représenté – en l’occurrence soi-même, quand on est dans l’attitude réflexive. Et c’est bien parce que la perte de soi est déjà acquise au fond de nous que nous acceptons de tout perdre, même soi, quand le salut, c’est-à-dire en réalité la séduction, est là ! Du point de vue des raisons, c’est-à-dire de la représentation et donc des biens, la question de la séduction est identique à celle de la perte (d’ailleurs on se représente le séducteur comme celui qui mène à sa perte celui qui l’écoute) ; mais du point de vue de la question d’être sujet que pose la séduction, elle est celle du salut. Telle est son ambiguïté que tout le monde a toujours remarquée, et que dissipe la distinction des niveaux : on se perd comme sujet de la vie pour se sauver comme sujet du salut, ce sujet qui a la perte de soi comme vérité – puisque précisément le salut consiste dans le règne par définition exclusif de la vérité ! Etre séduit, c’est toujours être sur le chemin du salut, et la certitude de soi qui va avec la rencontre de l’objet est en même temps la certitude d’avoir son propre salut à portée de main.

 A ceci près, bien sûr, que ce qui vaut pour le salut de toute notre vie (qu’on se représente maintenant comme existence : l’être né du consentement à la perte de la vie) ne vaut pas moins ni différemment pour le salut du sujet que nous sommes à une autre échelle ! D’un côté, disons, une vie dont la vérité, faite d’amour, justifie qu’on quitte tout pour l’inconnue dont on vient de croiser le regard, de l’autre l’emploi d’une nouvelle marque de shampoing au dépens de l’ancienne parce que la campagne publicitaire l’a rendue porteuse de l’idée qu’avec elle on serait (enfin) « libre dans ses cheveux ». Et certes, même si une réflexion englobante se refuse à le trouver aussi important pour le sujet que par là même elle constitue, le cuir chevelu n’est pas moins un lieu de vérité que le cœur.

Car c’est dans l’objet que se trouve le sujet, et non dans quelque identité métaphysique et transcendantale qu’il faudrait supposer pour qu’il puisse y avoir des objets, mais à quoi il appartient à la réflexion de toujours nous faire croire. On se convaincra de l’inanité des évidences réflexives (et comme telles irréductibles et devant toujours survivre à leur déconstruction)en réalisant que ce qui nous séduit, justement, ne nous fait pas fonctionner comme sujet de l’objet mais au contraire nous subvertit, renverse nos catégories, montre que ce qui nous faisait sujet jusque là (ainsi c’était bien quelque chose qui nous faisait déjà sujet, non pas nous-mêmes) ne compte plus, c’est-à-dire ne nous fait plus sujet (puisque c’est cela, compter). Dire que l’objet surgit, qu’il nous assigne comme le destinataire et non pas l’auteur de l’idée de la vraie vie dont il est porteur, dire qu’il renvoie à rien les savoirs dont on s’autorisait jusque là pour être un sujet se représentant avoir raison, dire enfin qu‘il nous somme de nous décider et donc d’être un sujet libéré de la représentation d’avoir raison, c’est bien à chaque fois dire que le sujet est là où est l’objet (alors que la réflexion abstraite figure l’inverse) – et que si l’objet est dérisoire (une nouvelle marque de shampoing), le sujet qui l’est aussi (celui qui se fait de la liberté une idée telle qu’il en situe l’incidence dans ses cheveux) ! Or tout le paradoxe de la séduction est que, aussi microscopique et dérisoire qu’on le détermine, il l’est comme sujet auquel la vraie vie tend les bras, si l’on peut s’exprimer ainsi, autrement dit comme sujet voué au salut. Le salut de celui qui se lave la tête, c’est d’être « libre dans ses cheveux », exactement comme le salut de l’amoureux est de ne plus jamais quitter celle qu’il aime ou comme celui du chrétien est de vivre déjà en Jésus-Christ ! Parce qu’elle est fractale, nécessitant par là même que celles de sujet et de vérité le soient aussi, la notion de la séduction interdit absolument de privilégier un niveau sur un autre et ordonne à la pensée qui examine la nécessité représentative de reconnaître l’absolue équivalence du « salut » dont parle celui qui a consenti à sa séduction par un dieu (paradigme du chemin de Damas) et de celui qui a consenti à ce qu’un slogan idiot fasse de lui l’acheteur d’un autre shampoing.

La libération de la pensée de la séduction comme détournement de la question des biens relativement à la contradiction d’une métaphysique de la séduction comme doctrine du salut, c’est l’établissement de cette équivalence. Tout tient à ceci que la séduction est de structure fractale – et c’est de l’avoir méconnu jusque là à cause de l’illusion réflexive qu’on a pu croire pour de vrai à toutes les promesses de salut dont, dans tous les domaines et à tous les niveaux, ce qui séduisait était toujours fait.

La notion de salut, et même la croyance au salut, est inhérente à l’existence représentative et personne d’entre nous ne peut prétendre y échapper : il faudrait qu’il reconnaisse ne pas être celui qu’il se reconnaît être – ce qui est absurde, ou encore il faudrait qu’on ne croie aucunement à ce qu’on est en train de signifier, ce qui l’est presque autant. Nous savons pourtant que le sujet ne peut pas être confondu avec la représentation qu’il se donne de soi, précisément parce qu’il se la donne et qu’il en diffère donc autant qu‘il diffère d’une extériorité fixe qu’on voudrait lui reconnaître en dehors d’elle ; mais nul ne cesse pour autant de se prendre pour celui à qui les autres parlent et pour celui qu’il a conscience d’être, ni de s’engager dans ce qu’il signifie aux autres et à lui-même en parlant. Le sujet de la représentation, qui est celui des raisons et par conséquent des biens (autrement dit qui est le sujet toujours en train de se justifier) reste donc un sujet voué, et c’est comme tel qu’il appréhende l’objet dans la séduction. L’objet, on se le représente comme ouvrant la porte du salut, si l’on peut s’exprimer ainsi. Représentativement parlant, la question de la séduction est donc identique à la question du salut – et ne peut pas ne pas être vécue comme telle. Sauf que bien sûr l’extériorité définitive du sujet à lui-même (et aussi à une extériorité fixe qu’on voudrait lui attribuer, puisque de cela aussi il devrait encore être sujet) interdit au philosophe d’être vraiment la dupe de cette nécessité pourtant éprouvée comme telle. Dupes de l’éventualité du salut, nous le sommes donc toujours – mais quand même pas vraiment puisque nous savons que la même nécessité vaut à n’importe quelle échelle et pour n’importe quelle occurrence, si microscopique et dérisoire qu’on veuille l’imaginer. On ne tombe plus dans le panneau de croire pour de vrai au salut quand on a reconnu qu’à un autre niveau d’importance et de durée l’achat d’un nouveau flacon de shampoing pour le consommateur est aussi salutaire que l’entrée dans les ordres pour le croyant ou que l’élaboration d’une œuvre de pensée pour le philosophe.

 

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