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11 janvier 2009 7 11 /01 /janvier /2009 17:31

On ne peut penser la séduction que par la distinction de ce qui importe et de ce qui compte, parce qu’elle en est la mise en œuvre injonctive. Toute séduction, dans quelque domaine et à quelque niveau que ce soit, se ramène en effet toujours à ce que figure cette prosopopée : « Laisse ce qui importe et décide-toi enfin pour ce qui compte ! » Séduire, c’est toujours mettre l’autre au pied de cette alternative qui est celle de la vie toujours particulière, et de l’existence toujours singulière. Il n’y a aucune différence entre dire que séduire consiste à mettre l’autre au pied de son propre mur (« Alors, tu te décides ? ») qui est toujours celui d’être sujet (« Sois enfin sujet !), et dire que cela consiste à le mettre devant l’alternative de ce qui importe et de ce qui compte, autrement dit de vivre ou d’exister. Sans cette distinction, on est condamné à confondre la séduction avec la tentation, et à manquer le tragique de la séduction qui est, comme on vient de voir, l’irréductibilité du remords au regret, l’irréductibilité pour chacun d’entre nous de sa question à celle de son bien. Séduire, c’est toujours sommer quelqu’un de différer enfin de sa propre inexistence en prenant enfin la responsabilité de faire ce qu’il ne va pas de soi qu’il fasse.

L’objet de la tentation importe (du plaisir, du bonheur, etc. dans nos vies) parce qu’il relève du bien, alors que l’objet de la séduction compte parce qu’il produit cet effet de responsabilité qu’on signifie implicitement en redoublant la notion : séduire, c’est sommer l’autre de prendre la responsabilité d’être responsable – alors qu’elle était jusque là toujours supposée, comme on le voit de ce que n’importe quel moment du service des biens puisse relever de la morale et / ou du droit. On ne tente jamais que des personnes dont on suppose qu’elles sont assujetties à leur bien, autrement dit communes (ce qui signifie être comme tout le monde) ; par contre on n’essaie de séduire que des personnes dont on suppose, à tort ou à raison, que la condition de sujet est pour elle problématique, ou du moins pourrait le devenir dès lors qu’on les aura confrontées à des éventualités étrangères au service de leur bien. Le pari de la séduction est qu’elles pourraient y reconnaître que ce service n’est pas leur vérité. Pour le dire en termes positifs : séduire consiste à présenter à l’autre quelque chose (éventuellement soi-même) en quoi il apercevra le lieu de sa vérité (la question n’étant pas ici de savoir s’il le fera à tort ou à raison). Etre séduit, c’est donc avoir le sentiment que l’objet qu’on vient de rencontrer ouvre à une vie dont il serait dès lors possible qu’on soit enfin sujet parce qu’on aura pour une fois  pris la responsabilité de l’être.

Tout ce qui nous séduit nous promet une vie qui soit enfin la nôtre : il suffit que nous nous décidions à être enfin sujet en laissant en arrière le service de notre bien autrement dit en cessant de ne pas exister .

Une vie qui s’ouvre, en tant qu’elle s’ouvre, cela s’appelle un avenir. Aussi peut-on définir la séduction très simplement en disant que, dans tous les domaines et à tous les niveaux, séduire consiste à offrir un avenir.

Il ne faut pas confondre l’avenir et le futur. Celui-ci est l’indéfinie réitération d’un aujourd’hui toujours identique à lui-même (demain est un autre jour, c’est-à-dire, en tant que jour, le même qu’aujourd’hui à la date près) tandis que celui-là renvoie à une ouverture dont l’acte est précisément ce qui séduit dans le séduisant ou le séducteur. Cet acte porte un nom : la promesse. C’est en effet le même de dire qu’une réalité est prometteuse et de dire qu’elle a de l’avenir (qu’elle donnerait de l’avenir à celui qui s’y assujettirait). Remarquons que cet avenir peut ne consister en rien si les circonstances font que la promesse n’est pas tenue : on aura parlé d’une réalité qui aura eu de l’avenir mais pas de futur, exactement comme on peut parler d’une réalité qui a un futur mais pas d’avenir. Les techniques le montrent d’une manière particulièrement flagrante, qui peuvent être séparées en techniques d’avenir (tel moteur non polluant, qui n’aurait pourtant aucun futur si les lobbies pétroliers en détruisaient le projet dans l’oeuf) et en techniques de futur (le moteur thermique, qui n’a aucun avenir mais dont on peut penser qu’il équipera encore longtemps nos véhicules) – certaines, comme l’informatique, relevant évidemment des deux domaines. (On le dit aussi de certaines personnes, par exemple des écrivains, des savants, des artistes ou des hommes politiques : il y en a qui peuvent être « finis » alors qu’ils ont encore à vivre de nombreuses décennies, et inversement la mort peut faucher des individus en pleine ascension.) Le lecteur a compris où nous voulions en venir : si ce qui importe s’oppose à ce qui compte comme le futur s’oppose à l’avenir, alors le sujet de la séduction est celui que l’objet aura sommé de prendre la décision de se détourner de son futur pour se tourner vers son avenir.

Dans tout ce qui nous séduit, ainsi que nul ne l’ignore, c'est l’avenir qui nous ouvre les bras. Inversement tout renoncement nous ramène à l’inéluctabilité du futur (par exemple un futur de tranquillité conjugale, quand on s’efforce d’oublier le regard qu’on avait croisé dans la rue). En tant qu’on s’est décidé à être sujet d’être sujet, on a un avenir ; par contre on a un futur en tant qu’on est un sujet. (En second degré, s’il est vrai qu’on n’est jamais simplement sujet, le futur peut être considéré comme l’avenir propre du renonçant : un avenir de réitération et d’inéluctabilité s’ouvre au sujet, si on considère qu’il est séduit par la perspective de rester celui qu’il se représente être).

Dire que séduire consiste à offrir un avenir, c’est dire qu’être séduit est toujours une joie – et même qu’il n’y a jamais d’autre joie que  celle d’être séduit c’est-à-dire détourné, par un certain objet qu’on prend pour l’initiateur de notre vérité, de la vie qu’on était destiné à mener.

La joie, dont les définitions classiques manquent l’essence parce qu’elles ne distinguent pas les choses importantes (celles qui augmentent nos capacités dans une vie dont nous sommes déjà sujet) de celles qui comptent (celles qui instituent notre responsabilité d’être sujet), c’est tout simplement l’ouverture de l’avenir dans sa distinction d’avec le futur – laquelle distinction est la séduction proprement dite. D’où cette réciprocité qu’être séduit est forcément une joie et qu’il n’y a de joie que de la séduction. Car l’avenir ne s’ouvre qu’à ce que quelque chose ou quelqu’un l’ouvre pour nous, qu’à ce qu’il nous l’offre. Quand on est séduit, par là même, on est joyeux.

Ce qu’il ne faut surtout pas confondre avec être heureux, puisqu’on est précisément là dans le moment de sortir de la question des biens, et donc de la question du bonheur. Personne ne prétend non plus que l’avenir qu’on nous offre sera forcément heureux – la séduction étant précisément que ce genre de question n’ait plus de sens, puisqu’elle a pour critère qu’on ait accepté l’éventualité du pire. La joie s’oppose donc au bonheur comme la responsabilité d’exister s’oppose au fait de vivre, et c’est l’objet qui cause cette opposition en nous sommant de nous décider à la faire dont on dit qu’il nous séduit. Mon bonheur se trouve là où il va de soi que j’aille, là où n’importe qui aurait raison d’aller s’il se trouvait dans ma situation (d’où l’idée, secrètement reconnue par chacun sans qu’il se l’avoue, qu’être heureux consiste finalement et seulement à être comme tout le monde). Par contre ma joie demeure donc là où je suis séduit, c’est-à-dire au lieu du don qui m’est fait de ma responsabilité de sujet : là où toute finalité, c’est-à-dire tout souci inhérent au fait d’être un sujet (plaisir, utilité, bonheur, moralité, salut) a cessé de valoir – là où, en somme, je suis celui auquel l’objet séduisant ou séducteur s’est adressé en m’enjoignant de me décider à être enfin sujet.  Ce qui m’offre un avenir me donne ainsi à moi-même, puisqu’il n’y a pas de différence entre voir un avenir s’ouvrir devant soi et se retrouver au pied d’avoir à se décider à être enfin sujet, ce sujet qu’il fallait bien que nous fussions depuis toujours pour que la vie, identique à notre inexistence, fût notre vie (et donc aussi notre inexistence par là même toujours déjà récusée).

La joie, donc, c’est d’advenir là où l’on n’aurait jamais imaginé qu’on pût advenir, en extériorité radicale à sa propre vie, autrement dit là où l’objet n’est pas un objet. De même qu’il faut opposer être un sujet et être sujet, il faut opposer être objet (sous entendu : dans la séduction) et être un objet (sous entendu : dans la représentation). On peut donc dire que pour soi, la joie est le passage de la condition d’être un sujet à celle d’être enfin sujet – ce sujet toujours antérieur à la vie en tant qu’elle est sa vie, puisque c’est cette vie que l’objet le somme de changer en lui enjoignant de prendre enfin sa responsabilité d’être sujet.

Si l’on voulait décrire la réalité de la joie, on pourrait parler de la levée du refoulement de l’existence par la vie ou, pour dire la même chose d’une façon plus formelle, la levée du refoulement du singulier (le sujet insubstituable de l’imputation) par le particulier (le sujet qu’un autre eût été s’il se fût trouvé à sa place, le sujet toujours excusé par les raisons qu’il a eues d’agir). La joie est donc le mouvement de quitter la particularité de la vie pour la singularité de l’existence, ou encore de passer de ce qui importe (et donc du fait inerte d’être un sujet) à ce qui compte (et donc à la responsabilité prise d’être sujet). La joie, c’est toujours d’accéder à sa propre singularité, laquelle est par définition inaccessible puisqu’elle n’est pas celle de la vie mais celle du sujet de la vie – tel que seule la sommation de ce qui séduit pouvait le faire apparaître.

A la joie d’être séduit correspond le bonheur de séduire.

Car séduire est toujours un bonheur. Ici encore, il faut éviter les confusions : la question n’est pas celle d’être heureux c’est-à-dire d’accomplir subjectivement la condition d’être sujet du service des biens. Non, la question du bonheur de séduire est au contraire celle d’être pour l’autre l’objet qui le comptera comme sujet, qui le fera advenir là où il ne savait pas qu’il était depuis toujours parce qu’on s’est adressé à lui juste au moment où il y a eu une faille dans la nécessité de la représentation – faille qu’on a produite  soi-même en s’adressant à lui hors du service de son bien, lequel est pourtant l’horizon général de tout. Pas de séduction qui ne soit appuyée sur un décalage relativement à la question des biens : on ne fait miroiter à l’autre l’éventualité qu’il soit enfin sujet qu’à lui faire reconnaître, dans ce qu’on lui présente, que sa question n’est pas celle de son bien mais celle de quelque chose dont il ignore tout.

Séduire, en ce sens, c’est toujours étonner (ce qu’il ne faut pas confondre avec surprendre). Et une fois de plus on peut affirmer la réciproque : étonner, c’est séduire. Qui ignore en effet qu’être étonnant, c’est être séduisant ? Car l’étonnement n’est pas le moyen ou l’occasion de la séduction, mais la séduction même. Demander à l’autre qu’il nous étonne, c’est lui demander qu’il nous séduise (en quoi on avère que c’est déjà fait). Le bonheur de séduire, c’est par conséquent celui de se constater étonnant – et donc de se libérer de soi, car nul ne saurait être moins étonnant que celui qu’on se représente être. Etonner l’autre, c’est faire pour soi-même l’épreuve d’être étonnant, donc de n’avoir pas sa vérité là où on se représente qu’on l’a – dans le service de son bien dont on s’imagine peut-être qu’il consiste à exercer une emprise. Le bonheur de séduire, c’est le bonheur d’éprouver que la séduction n’est telle qu’en décalage à la séduction et qu’il n’y a de séduction qu’à ce que projet de séduire soit éludé en même temps que mis en œuvre (sinon on ne s’étonnerait pas soi-même d’étonner l’autre).

Tel est le bonheur de séduire qu’il nous fasse advenir, dans la décision que l’autre prendra d’être enfin sujet, comme un étonnant étranger pour nous-mêmes : celui qu’il fallait bien que nous fussions depuis toujours, nous qui sommes à chaque fois sujet de notre vie.

Demandons alors ce qui étonne quelqu’un en général. Ce qui étonne, c’est toujours la même chose : qu’on tombe juste. Le lieu de la justesse est facile à désigner, dans sa nature négative : c’est là où le savoir ne compte pas. C’est par exemple à parler sans savoir qu’on peut tomber juste, et à cette condition seulement. Or d’une manière générale, là où le savoir ne compte pas, il faut se décider : on est arraché à l’inexistence subjective du monde où il y a des raisons, autrement dit des excuses, partout. D’où cette évidence, que par « justesse » c’est la causalité subjective qu’on entend : tout ce qui est « juste » produit un effet de sujet, par opposition à ce qui est exact ou conforme qui produit un effet de savoir. Et le sujet que produit la justesse, dès lors qu’elle-même s’entend comme extériorité au savoir, ce ne peut être le sujet de la représentation. Tomber juste, c’est donc sortir l’autre de son enfermement représentatif, le détourner des finalités inhérente à cette condition, bref le séduire, parce qu’on aura été soi-même un autre qu’on était incapable d’être : on ne saurait vouloir tomber juste.

Séduire, c’est toujours tomber juste, et inversement, pour séduire il suffit de tomber juste, autrement dit d’étonner. Séduire est donc forcément un « bonheur » –  ce terme signifiant précisément qu’on tombe juste. Celui qui tombe juste est séduisant. Celui pour qui tomber juste est un semblant, une représentation (« Nous étions faits pour nous rencontrer ! ») est séducteur.

Reste ensuite la grande question qu’on peut introduire avec la remarque suivante : tout ce qui tombe juste produit par là même un effet qu’il faut dire de vérité. Séduire, dans tous les cas, c’est produire un effet de vérité, de sorte que penser la séduction revient à comprendre comment il suffit de tomber juste aux yeux de quelqu’un pour qu’il nous mette (bien souvent à tort mais peu importe ici) du côté de la vérité. Cela suppose évidemment qu’on s’interroge sur la justesse en général (opposée notamment à l’exactitude) et sur cela dont la justesse est le trait constitutif, qui sera donc le paradigme de ce qui séduit.

Qu’est-ce qui a comme essence d’avoir à être juste et en aucun cas exact (puisque le savoir ne compte pas) ? Répondre à cette question, c’est désigner le noyau de toute la problématique de la séduction.

Une seule chose répond à cette nécessité, qui fait dès lors apparaître la séduction comme son effet spécifique : la métaphore.

 

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7 janvier 2009 3 07 /01 /janvier /2009 14:27
Injonction à être sujet



L’objet de la séduction produit un effet décisif : par lui le savoir cesse de compter. Non seulement on ne peut pas raisonner quelqu’un qui est séduit, mais encore son acceptation de l’éventualité du pire montre que pour lui la question ne se situe plus au niveau des raisons, positives ou négatives, dont on s’autorise quand on est un sujet compréhensible pour les autres et pour soi-même. La question portée par l’objet n’est pas celle des malheurs qu’il risque de faire arriver, ni d’ailleurs celle des bonheurs dont son appropriation peut être la cause : c’est malgré les défauts qu’on séduit, et ce n’est pas à cause des qualités. La séduction, c’est donc avant tout que les raisons qu’on aurait de faire ce qu’on va faire ne comptent pas. Qu’est-ce qui compte, alors ? Eh bien qu’on le fasse, ou plutôt qu’on prenne la responsabilité de le faire.

Le sujet de la représentation, lui, se figure qu’il prend des responsabilités en faisant pour le mieux – selon la manière (parfois très paradoxale et souvent illusoire) dont son bien lui apparaît. Mais que son bien lui apparaisse ainsi et non pas autrement, ce n’est pas son affaire : c’est, si l’on peut dire, celle de la situation dans laquelle il est pris. Si je suis malade, par exemple, la guérison est mon bien – sans que j’y sois absolument pour rien : ce n’est pas dû à ma liberté, mais à cette réalité inerte que je suis malade. Faire pour le mieux, c’est donc d’une part s’autoriser des raisons qui s’imposent et dont on est innocent (on peut les mépriser, mais on ne peut pas faire qu’elles ne soient pas là), et c’est d’autre part s’identifier à sa propre situation : si j’étais dans une autre situation je ferais autre chose, de sorte que la détermination de mon agir, que j’imagine être ma liberté, est en réalité la particularité de ma situation. Une raison en effet est toujours une excuse : on n’invente pas les nécessités, et les mettre en avant pour expliquer ce qu’on a fait revient à s’en dédouaner Faire pour le mieux (ce dont la séduction est précisément le détournement) c’est donc identifier sa liberté à son inexistence.

Telle est la question des biens. Le bien, en effet, il va de soi qu’on le poursuive, de sorte que le poursuivre consiste à faire ce qu’il va de soi qu’on fasse…Le plaisir, il va de soi qu’on le recherche quand on se définit comme sujet sensible ; l’intérêt, il va de soi qu’on le serve quand on se définit comme sujet mondain ; la morale il va de soi qu’on l’ait pour existence quand on se définit comme sujet réflexif ; et le salut, il va de soi qu’on le cherche puisqu‘il est l’accomplissement de l’inexistence subjective (le croyant se fond dans la « gloire » de son dieu, le sage se fond dans la nécessité de l’univers, etc.)

Impossible dès lors de se représenter la séduction autrement que de manière négative : elle mène à sa perte le sujet qu’on se représentait être en le détournant de ce qui faisait sa réalité intentionnelle, à savoir que sa propre question et la question de son bien soient confondues (pour moi, ma question ne diffère pas de celle de mon bonheur ou de celle de mon salut). Et c’est pourquoi il est représentativement pertinent d’en faire le trait essentiel du mal quand on le personnifie dans un mythe : le diable n’est pas un criminel sadique mais un séducteur, car sa question n’est pas celle de la souffrance de ceux auxquels il veut prendre leur âme mais au contraire celle de leur complicité. Laquelle lui sera acquise quand ils auront réalisé qu’en faisant ce qu’il est normal de faire ils ne seront que des véhicules anonymes de ce qu’il va de soi qu’on le désire. Si particulière voire dérisoire qu’elle soit, la séduction est donc à chaque fois une injonction : non pas, comme il faudrait le dire s’il s’agissait de la tentation, « saisis toute jouissance qui se présente» ou « augmente ton plaisir ou ton bonheur  » mais au contraire « Sois donc enfin ! » « Décide-toi à cesser de ne pas être ! » « Prends ta responsabilité ! » La séduction s’adresse toujours à un semblant de sujet (le sujet des biens, celui dont la responsabilité tient à l’autorité des raisons) qui se trouve par là même sommé d’être enfin sujet, de l’être enfin pour de vrai : de l’être là où les raisons ne comptent pas.

Le sujet est pourtant pris dans une foule de nécessités et d’inhérences qui sont autant de raisons d’agir ou de ne pas agir. Par exemple il est marié, chargé de famille, responsable d’une entreprise, etc. La situation, c’est l’ensemble des raisons, conscientes et inconscientes, explicites et implicite, dont la réalité concrète est qu’elles soient au principe de l’agir. Eh bien, la séduction, c’est que ça ne compte plus ! Autrement dit, la séduction a lieu exactement là où il n’est pas vrai que les raisons sont suffisantes même quand elles le sont, parce qu’il faut encore prendre la responsabilité qu’elles le soient. C’est donc réel, mais ce n’est pas vrai. Et c’est dans cette invocation de la vérité que se tient, si l’on peut s’exprimer ainsi, le discours de l’objet : « Arrête de te donner des excuses en te cachant derrière les nécessités réelles, et décide toi enfin à être sujet ! ». « Enfin », cela veut donc dire : au-delà du savoir qu’on a mis en avant depuis toujours puisque la vie ne diffère pas du service de son bien, là où il n’y a plus de raisons, là, en somme où l’on est seul, où il faut se décider – et même se décider à se décider.

Dans la séduction, l’objet nous détourne, vers la nécessité éthique d’être enfin sujets dont il est porteur, des nécessités mondaines qui eussent normalement été les nôtres parce qu’elles sont celles de notre situation. Il faut alors reconnaître que séduire quelqu’un consiste à le non pas à le séparer de sa situation, bien sûr, mais à l’en distinguer. Car le mettre au pied de sa responsabilité d’être sujet, c’est le distinguer des responsabilités qui sont liées au fait qu’il est un sujet, et c’est donc aussi le distinguer d’une situation qui aurait fait de lui quelqu’un d’autre si elle avait été différente (dans la situation de tel empereur de Chine, j’aurais été cet empereur).

Qu’un sujet puisse être distingué par un objet (le regard qu’on vient de croiser dans la rue) de la situation à laquelle pourtant il s’identifie depuis toujours (mari, père de famille…), c’est ce qui cesse d’être incompréhensible dès lors qu’on veut bien cesser de confondre ce qui compte avec ce qui importe.

Dans une situation, les choses importent plus ou moins parce que toute situation est un certain service des biens (elle les détermine et en fixe la nécessité). La séduction, au contraire, c’est que l’objet rencontré n’importe pas (il peut aussi le faire et donc plaire ou convaincre, mais ce n’est pas en quoi il séduit) mais qu’il compte. Compter, cela veut dire : mettre quelqu’un au nombre des sujets en produisant en lui un effet de responsabilité. Il faut donc reconnaître une équivalence pratique entre séduire et compter : arracher à la nécessité représentative et à l’excuse de la situation (ma situation, c’est l’ensemble de mes excuses) pour mettre le sujet concerné au pied du mur de sa propre liberté. Les choses ou les personnes qui comptent (et que le plus souvent on ne reconnaît pas comme telles, tout obnubilé qu’on est par les importances) font de notre existence une responsabilité – et d’abord la responsabilité d’exister, autrement dit de se distinguer du service de ses biens (plaisir, utilité, bonheur, salut) qui est celui de notre inexistence. C’est qu’on ne s’institue pas tout seul, et qu’on ne devient pas sujet d’être un sujet à la façon du baron de Münchhausen qui s’élevait dans les airs en tirant les lacets de ses chaussures : il n’y a de responsabilité et donc d’existence qu’à ce qu’elle nous ait été donnée. Ce don de la responsabilité, on a compris que c’était la séduction. Aussi la séduction comme condition est-elle le rapport que nous entretenons avec ce qui compte en tant qu’il compte, c’est-à-dire en tant qu’il nous somme toujours déjà et toujours encore d’être enfin sujet, là où autrement là il n’y aurait qu’une situation. Les rencontres que nous avons faites nous ont à chaque fois distingués de la situation qui était la nôtre, dont il n’est dès lors plus vrai qu’elle soit notre vérité. Notre réalité, oui, mais pas notre vérité. Causer cette distinction, c’est séduire.

Dire cela, c’est donner la définition de la séduction : qu’un certain objet produise en nous un effet de responsabilité qui porte expressément sur une responsabilité d’être sujet dont le service des biens est le refoulement, c’est ce qui se traduit pour nous par cette distinction entre la réalité, dont relève ce qui importe, et la vérité dont relève ce qui compte. 

Séduire, c’est donner la distinction de la réalité et de la vérité, dont le service des biens, c’est-à-dire l’autorité des raisons, s’acharne à être la confusion. Dès lors toute séduction, à quelque niveau qu’on la prenne, est-elle le pointage de l’ordre des importantes comme n’étant pas l’ordre de la vérité et corrélativement l’injonction à mener enfin une vie qui soit vraie. Séduire, c’est donc toujours sommer de quitter une vie réelle pour advenir comme sujet dans une vie qui serait vraie. Ou, pour le dire plus simplement, séduire, c’est promettre la vraie vie par opposition à la vie réelle dont la tentation promet qu’elle sera meilleure – ce qui signifie notamment que la vérité ne comporte rien de bon (ni plaisir, ni utilité, ni bonheur, ni salut), et que la question d’être sujet n’est jamais de préférer cette vie promise par ce qui séduit à une autre qui aurait été promise par ce qui tente, puisqu’on ne ferait alors qu’opposer une tentation à une autre, un bien à un autre.

On est séduit quand on s’est dépouillé de ce souci : la promesse de la « vraie » vie est au contraire inséparable de la sommation d’accepter l’éventualité du pire. L’idée d’extériorité au savoir noue cette nécessité : c’est seulement là où le savoir ne compte pas qu’on peut être vraiment sujet, c’est-à-dire sujet sans excuses. On rapprochera cette nécessité de ce qui a été dit à propos du pardon : c’est là où je suis à jamais impardonnable que j’ai été séduit, c’est-à-dire donné à moi-même comme responsable d’être un sujet – ce qu’on peut appeler ma vérité. D’où cette conclusion que la séduction s’oppose à la tentation en ceci qu’elle fait de nous des sujets sans excuses ni pardon. De fait, le domaine de la tentation et celui où l’on est excusé par l’habileté du tentateur, et aussi d’avance pardonné par quelque autorité qui reste notre vérité puisque nous avons malgré tout continué de vouloir notre bien.

Exister, c’est se ramener à ceci seulement : n’avoir ni excuse ni pardon. Ceux qui ont des excuses et qui sont pardonnables n’existent pas : ils vivent, et c’est bien assez. A ceci près qu’on parle là de tout le monde, puisque le service des biens, dont on a compris qu’il était la corrélation d’avoir des excuses et d’être pardonnable, est la condition commune – celle-là même dont ce qui nous séduit nous somme de nous extraire en nous décidant enfin à être sujets d’être des sujets.

Admettre que cette double condition négative définit la liberté, c’est comprendre que la séduction ait de tout temps été honnie par les maîtres de toutes natures – notamment par les métaphysiciens qui veulent définir l’existence par l’excuse en identifiant la question de la vérité à la question du bien (tout le platonisme peut être lu comme une machine de guerre contre la séduction) et par les religieux qui veulent effacer l’existence en décidant que ce que nous aurons fait sera pardonné, c’est-à-dire non pas effacé ni excusé mais considéré comme ne comptant pas (la séduction, c’est la présence du diable).

 

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4 janvier 2009 7 04 /01 /janvier /2009 19:03
Le vertige de la séduction
 

Avoir accepté l’éventualité du pire ne témoigne pas d’on ne sait quelle tendance masochiste propre aux « victimes » de la séduction mais marque la reconnaissance impliquée en elle : celle de la disjonction de notre question et de la question de notre bien. Au moment de la séduction, le mensonge commun (identifier sa question à celle de son bien) a cessé d’être possible, la séduction étant en fait l’épreuve que nous faisons de cette impossibilité. Le sujet de la séduction est alors ce sujet dont on peut dire qu’il est en train de se débarrasser, indistinctement à propos de lui-même et de l’objet, du « principe de plaisir » – et donc aussi du « principe de réalité » qui n’en est que l’envers (c’est en différant sa satisfaction qu’on la maximise). On décrit donc la séduction dans son aspect négatif en disant que c’est le même d’avoir reconnu que la question de son bien n’était pas sa propre question, autrement dit que son bien n’était pas ce qui comptait pour soi alors même qu’on se le représente toujours (que pourrais-je vouloir, sinon mon bien ?), et d’avoir perdu, à l’endroit du rapport à l’objet, toute capacité d’être raisonnable. La question de la séduction est en réalité celle, dans l’objet et non pas dans notre pensée ni notre affectivité, de quelque chose qui n’est pas notre bien mais sur quoi nous savons infailliblement devoir ne pas céder.

Et certes, il arrive malgré tout qu’on cède, qu’on renvoie à rien l’intraitable nécessité subjective dont on a tout de suite compris que l’objet rencontré était fait. Cela s’appelle rester raisonnable : faire ce que n’importe qui aurait eu raison de faire à notre place, et faire semblant d’en être satisfait. Par exemple, on refusera de tout quitter pour une femme séduisante qu’on ne connaissait pas il y a seulement une heure, en arguant du caractère irresponsable d’un tel comportement. Il l’est assurément quand on l’oppose aux obligations familiales, sociales, morales, etc. qu’on se reconnaît et que n’importe qui aurait raison de se reconnaître à notre place. Cela revient à dire qu’on fera semblant d’avoir été tenté pour ne pas admettre qu’on a été séduit : on fera semblant d’avoir renoncé à un bien (le bonheur qui eût été le nôtre avec cette femme) pour ne pas admettre ce qu’on sait désormais sans équivoque, à savoir qu’on a tout simplement renoncé à soi au nom de ce qu’on se représentait être soi (un chef de famille, un citoyen , un agent moral, etc.). Le moment de la séduction est celui du déchirement, à propos de soi, d’un être dont le paradoxe est qu’il se situe dans l’objet, et d’une représentation dont l’évidence et la familiarité tiennent à ce qu’elle se situe en nous.

L’opposition de l’être et de la représentation n’est pas métaphysique ni morale, puisque c’est justement le domaine de leur identification qu’on nomme ainsi, mais éthique – terme qui désigne le rapport qu’on a originellement décidé d’entretenir avec soi-même comme sujet (par opposition à la morale qui concerne la représentabilité – autre mot pour le terme kantien de « légalité » –  de ce qu’on fait).

On croit que résister à la séduction peut laisser des regrets. Rien de plus faux. C’est l’objet de la tentation qui laisse des regrets : ceux de n’avoir pas réalisé des possibilités de plaisir, de bonheur, etc. dont il était porteur. L’objet de la séduction, quand on le laisse disparaître, il laisse des remords. Résister à la tentation, malgré le renoncement que cela implique, est toujours une victoire puisqu’on n’éprouve de tentation qu’à avoir préalablement reconnu la légitimité de l’interdit qu’il eût fallu transgresser. Quand il s’agit de séduction, tout le monde sait que c’est le contraire, parce que la question de la légitimité reconnue est tout simplement tombée : elle est toujours là, mais elle ne compte plus parce qu’elle est celle de la représentation et que c’est justement de nous en faire sortir que l’objet séduisant s’impose à nous : il nous met au pied du mur de cesser d’être raisonnable. Et il est sûr qu’on agit raisonnablement quand on choisit des réalités qui vont importer du bien dans nos vies, quelle que soit la manière qu’on ait de le concevoir – plaisir, bonheur, moralité ou salut (le déraisonnable est alors de situer une de ces acceptions là où une autre s’impose). Aussi la distinction qu’il faut faire entre ce qui nous tente et ce qui nous séduit est-elle la même que celle qu’il faut faire entre ce qui importe et ce qui compte. C’est que les réalités de la séduction nous sortent de la réalité représentative, c’est-à-dire de la nécessité d’être raisonnable, en faisant qu’elle ne compte plus, puisque ce sont ces réalités qui comptent : c’est par elles que nous pouvons advenir là où nous étions depuis toujours, à savoir en dehors de la représentation. Et certes, le sujet de la représentation ne peut pas être lui-même de nature représentative. Rencontrer une réalité de la séduction, c’est donc être concerné là où nous ne pouvions jamais nous représenter que nous l’étions. Le moment de la séduction est celui où éclate cet enfermement de la subjectivité dans l’ordre représentatif c’est-à-dire dans la nécessité d’être raisonnable.

Rien là qui ne soit connu de tout le monde : il n’est personne qui ne se soit rendu compte qu’une réalité séduisante est pour nous comme une porte ouverte pour un prisonnier. Va-t-on sauter le pas ou au contraire faire semblant d’ignorer que la porte vient de s’ouvrir afin de continuer à ne pas se poser sa propre question en poursuivant son bien, autrement dit en faisant ce qu’il va de soi qu’on fasse ?

Tout le monde sait qu’il y a des décisions parfaitement légitimes et raisonnables qu’on ne se pardonnera jamais d’avoir prises, éprouvant par là sa propre distinction d’avec le sujet représentatif qu’on est toujours par ailleurs et qui, lui, est alors satisfait. Tout le monde sait aussi que ce paradoxe est la vérité de la séduction, justement en tant que la question qu’elle pose est parfaitement indifférente à la question des biens et donc aussi à la question de ce qui est ou de ce qui n’est pas représentable. Quand quelque chose nous séduit, il a par là même fait choir l’obligation subjective de se comprendre soi-même, de se représenter soi-même comme un sujet qu’on puisse comprendre. L’acceptation anticipée du pire (qui n’en est certes pas la volonté !) indique cette disjonction qu’on a laissée se faire en soi entre celui qui prend sur lui de sauter le pas et celui qui ne refuserait peut-être pas de le faire mais en tout cas qui ne le ferait qu’après avoir pesé le pour et le contre. La séduction ne se trouve pas dans la jouissance des biens auxquels on a décidé de renoncer, puisque l’acceptation anticipée du pire montre qu’ils n’ont jamais compté, même quand ils remplissaient notre imagination (impossible d’être séduit par une femme sans s’imaginer heureux de vivre avec elle, par exemple). La séduction n’est pas la tentation. Par contre elle se trouve dans une certaine impossibilité qu’on découvre être celle non pas de la jouissance mais au contraire du pardon – et d’un pardon très particulier puisqu’il s’agit du pardon secret qu’il arrive parfois qu’on ait à s’accorder à soi-même.

La question de la séduction apparaît donc dans sa spécificité quand on se demande quels sont les renoncements, légitimes ou non peu importe, qu’on ne pourra jamais se pardonner. D’où ce paradoxe : la séduction lie sa question à celle de l’impardonnable et pas du tout à celle de la transgression et à celle des regrets comme le fait la tentation.  Aussi faudra-t-il que nous nous interrogions sur ce qui est en général impardonnable, avant de particulariser la question en se demandant ce qui est impardonnable au sujet en tant que sujet, puisque c’est bien contre l’oubli de soi dans les nécessités représentatives que surgissent les réalités séduisantes.

Si je peux nommer ce à quoi je ne me pardonnerais jamais d’avoir renoncé, je nomme l’objet qui fait de moi un sujet – non pas le sujet anonyme de la représentation que n’importe qui serait évidemment à ma place mais moi pour de vrai : moi comme le sujet inconnu de cette nécessité que j’appelle mon existence, moi sans moi, en somme, parce qu’il s’agit de moi comme sujet de moi et que dès lors mon lieu propre est non pas moi mais l’énigmatique objet qui me séduit (le nouveau comme tel). Inversement j’adviens comme ce sujet inconnu que je suis depuis toujours sans le savoir quand la question d’être raisonnable (c’est-à-dire compréhensible pour moi-même et pour autrui) tombe au pied d’un objet dont l’incidence pour moi n’est pas qu’il me plaise c’est-à-dire qu’il représente mon bien mais au contraire qu’il me séduise  c’est-à-dire me mette au bord de l’impossibilité de me pardonner à moi-même.

La séduction est d’abord le vertige lié à ce bord : l’oscillation involontaire entre la folie de perdre toute justification et donc d’aller à sa perte, et l’impardonnable de rester assujetti au bien. Disons la même chose autrement : l’oscillation involontaire entre l’impardonnable volonté de rester celui qu’on se sait être et la folie d’être celui qu’on était depuis toujours.

 

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4 janvier 2009 7 04 /01 /janvier /2009 14:35
Nouvelles leçons sur la séduction. N°1

 

Un regard croisé dans la rue, une silhouette gracile aperçue dans la foule, une idée qui surgit sous la plume, une publicité un peu décalée et spirituelle, sont des réalités séduisantes. Un regard appuyé, une proposition lucrative, le discours d’un démagogue sont des réalités séductrices. D’autres choses peuvent être à la fois séduisantes et séductrices comme la plupart des activités de l’esprit (l’étude, la politique, etc.) et bien sûr la philosophie qui est séduisante quand elle ouvre à la joie de penser et au bonheur de découvrir, mais qui est séductrice quand elle est pourvoyeuse de certitudes matérielles ou méthodologiques pour celui qui n’aura plus qu’une existence de disciple ou d’épigone. Pareillement avons-nous dans nos vies l’expérience de grandes séductions  comme la rencontre de son futur conjoint ou de la profession qu’on exercera, et d’autres qui sont toutes petites voire insignifiantes comme celles qui régissent une bonne partie de nos achats quotidiens. Cela concerne tellement de domaines et tellement de niveaux qu’il semble presque impossible de distinguer l’ordre de la vie de l’ordre de la séduction.

Pour les domaines, d’abord, la relation est évidente : autant de possibilités de se reconnaître une identité, autant de possibilités d’être séduit. Etre par exemple conjoint, citoyen, automobiliste, lecteur de tel journal, consommateur de tel produit, etc., c’est pouvoir être séduit par une femme qu’on vient de rencontrer, un programme politique dont on vient de prendre connaissance, un produit qui apparaît sur le marché, etc. Il suffit de réfléchir une identité, si particulière qu’elle soit, pour pointer la possibilité d’une séduction : un nouvel objet peut toujours prendre la place de celui qui nous identifiait et nous décider à être un autre.

En quoi on a déjà reconnu le facteur de la séduction, qui est la nouveauté, et donc aussi son champ de réalité : très exactement là où se nouent les deux questions de l’identité du sujet et de la nouveauté de l’objet. La notion de rencontre dit ce nouage, de sorte que toute pensée de la séduction est en même temps pensée de la rencontre (ce qui revient en somme à dire qu’une rencontre sans séduction n’en est pas une). Tout domaine dont la logique autorise la rencontre est donc un domaine de séduction.

Mais l’extension du domaine de la séduction doit aussi se comprendre en termes de généralité et de profondeur, autrement dit d’échelles. Une même réalité peut être considérée à toutes sortes de niveaux, qui soient autant d’ordres où l’identité d’un sujet et la nouveauté d’un objet pourront se nouer. C’est dire que le champ de la séduction va de l’immense au minuscule. Il y a ainsi des séductions qui valent pour des civilisations entières (pour l’Europe colonisatrice : apporter à l’humanité entière l’incidence de l’universel réflexif), d’autres qui sont à l’échelle d’une vie (le snobisme de Legrandin, dans la Recherche) et d’autres encore qui sont microscopique et quasi instantanées (telle prononciation d’un phonème plutôt que telle autre peut être à la mode cette saison…). On peut même pousser l’idée jusqu’à sa limite et concevoir des séductions éternelles, comme celle de Dieu à l’idée de faire être le monde et l’humanité, ou encore celle de ce même Dieu désormais créateur à l’idée de s’y incarner – par quoi il serait depuis toujours passé de sa condition d’esprit pur à celle de créateur, et même de rédempteur[1].

Indéfiniment multiple dans la possibilité de son repérage, la séduction présente ainsi la propriété étonnante de rester identique à elle-même à tous les niveaux qu’on voudra considérer : à quelque échelle qu’on veuille situer un sujet, il restera susceptible d’être détourné de la voie identificatoire qui était d’abord la sienne par un objet qu’il aura rencontré, et qui n’a d’ailleurs pas besoin d’appartenir lui-même à la réalité puisque ce peut être une simple idée. On dira pour cette raison que la séduction est de nature « fractale » – ce terme désignant en mathématiques l’invariance d’une structure par rapport à l’échelle de son observation (on donne toujours l’exemple de la côte bretonne, pareillement découpée sur les distances extrêmement différentes qu’embrassent la vue d’un satellite, d’un avion, d’un promeneur à pied ou d’un entomologiste). Le nouveau peut surgir à toutes les échelles et détourner le sujet correspondant.

Détournement, donc énigme de ne pas suivre son bien

Car la séduction est d’abord détournement : celui d’un sujet par un objet qui le met sur une voie qu’il n’eût jamais suivie de lui-même. Ne peut donc être séduit qu’un sujet plus ou moins implicitement décidé à suivre la voie inhérente à l’identité qu’il se reconnaît, c’est-à-dire plus ou moins implicitement engagé dans une fidélité. Dire qu’on peut être fidèle à son conjoint, à ses convictions, mais aussi à une façon de travailler, à ses habitudes quotidiennes ou à une marque de shampoing, revient à mentionner autant d’éventualités d’être séduit : la notion de fidélité dit l’intériorisation des identités qu’on se reconnaît, leur élévation à la dignité de valeur pour nous. Ainsi se détourner de ce qu’on est parce qu’on a été séduit par quelque chose ou par quelqu’un, c’est forcément se détourner de ce qui nous convient et de ce qui nous plaît en même temps que de ce qu’on trouve valable. Loin de compléter ou d’améliorer la vie que nous menons déjà, notamment en y ajoutant du plaisir ou du bonheur, ce qui nous séduit la récuse. On ne peut commencer à aborder la question de la séduction qu’à y reconnaître la récusation de notre vie, comme on le voit de ce qu’il n’y a pas de différence entre être séduit par une réalité et envisager de tout quitter pour elle, le service de nos plaisirs et de nos intérêts, mais aussi de nos valeurs, dès lors que cette réalité s’avèrerait exclusive de ce que nous vivons, pensons ou estimons (par exemple telle femme particulièrement sensuelle qu’on vient de rencontrer, relativement à nos aspirations de tranquillité et à nos responsabilités familiales). Bref, c’est d’abord de nous-mêmes que l’objet rencontré nous détourne : sa rencontre est pour nous l’injonction d’être un autre. En ce sens il est nécessaire qu’on en ait une représentation en termes de perte de soi. Etre séduit, c’est se perdre au sens où c’est renoncer à celui qu’on se reconnaissait être ; c’est par conséquent avoir cessé d’avoir son bien pour préoccupation, sous quelque forme et à quelque niveau qu’on l’envisage (disons du simple plaisir sensible au salut de l’âme).

Toute séduction sera par conséquent une énigme : ce qui nous séduit ne correspond jamais à ce que nous sommes, ni donc à ce qui nous plaît ou à ce qu’on valorise – car alors il ne nous séduirait (détournerait) pas mais au contraire nous confirmerait dans notre identité. Il n’y a dès lors pas de différence entre reconnaître que la séduction est un détournement et reconnaître qu’elle ne relève pas des finalités du sujet, qu’elle en est même la mise à l’écart. L’énigme que cette réalité impose est donc en premier lieu celle de l’extériorité de ce qui nous séduit aux fins dont on s’autorisait jusque là pour agir, et qui ont tout bonnement cessé de compter.

Personne n’ignore cette énigme de l’indifférence de ce qui le séduit aux fins du sujet, et surtout pas lui puisque c’est avant tout dans l’énigme qu’elle est pour nous qu’une réalité peut nous séduire. Ce qui n’est pas énigmatique d’une manière ou d’une autre peut nous intéresser ou nous plaire, mais en tout cas pas nous séduire. Il n’y a donc pas de conscience de la séduction qui ne se prenne sur le mode d’un étonnement, dont on ne saurait dire s’il porte sur l’objet auquel on ne trouve rien de particulièrement remarquable, sur la relation d’assujettissement qu’on engage avec lui alors qu’il ne correspond pas à notre bien, ou sur nous-mêmes qui renonçons à ce qui pourrait nous justifier. Nous sommes tous des Swann, même ceux qui sont heureux d’avoir été séduits puisque ce n’est aucunement pour les raisons de leur bonheur qu’ils l’ont été : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

On ne saurait être plus clair : Swann nie qu’Odette lui ait plu (sa vulgarité, son inculture et sa duplicité ne lui ont jamais échappé), il nie qu’elle lui ait convenu (pour ce mondain raffiné, l’essentiel était constitué par une aisance sociale que devaient fatalement compromettre sa liaison, et a fortiori son mariage, avec une femme dont le passé n’était pas ignoré), il nie même qu’elle lui ait correspondu, si c’est bien l’identité du « genre » qui fait dans le monde proustien la vérité d’une différence sexuelle seulement apparente[2]. En disant ce qu’on vient de rapporter, Swann réalise que la question d’Odette pour lui n’était pas celle de son bien, ni au sens de ce qui l’eût comblé (comme il appartient généralement aux maîtresses de le faire) ni au sens ce qui lui eût manqué (comme c’est en général le propre des épouses quand on est loin d’elles). Disant ainsi qu’elle l’a séduit, il dit que cela constitue pour lui une énigme dont il ne sait si elle est celle d’Odette, celle de la séduction, ou celle qu’il est désormais pour lui-même et qu’il mourra sans avoir résolue.

Du caractère nécessairement énigmatique de ce qui séduit, autrement dit de son extériorité à la question des biens du sujet, on déduit le critère même de la séduction, celui que nul ne peut ignorer tant à propos des autres que de soi-même : on sait qu’une personne est séduite quand on constate qu’elle a désormais accepté l’éventualité du pire.

D’où cette secrète dimension d’effroi qui s’empare de nous quand quelque chose ou quelqu’un nous séduit : sous les espèces d’une promesse dont nous voulons le plus souvent nous convaincre qu’elle reste celle de notre bien (l’objet serait une promesse de plaisir, de bonheur…), l’éventualité du pire vient de s’ouvrir. Admettre qu’on est séduit consiste à réaliser qu’on vient d’accepter qu’il en soit ainsi. Savoir qu’on va probablement à sa perte et y aller quand même, ce n’est donc pas l’aspect négatif de la séduction qu’en d’autres circonstances des résultats heureux eussent remplacé, le prix qu’il faudrait se résoudre à payer pour la séduction parce que c’est la séduction même[3].

Evidemment, le caractère « fractal » de la notion nécessite que le pire soit à chaque fois situé au niveau qui est le sien, et qu’il ne soit donc pas systématiquement tragique (par exemple il peut se réduire à l’insignifiante déception du consommateur qui ne renouvellera pas son achat).

Il y a une angoisse de la séduction qui tient à l’imminence de quelque chose qui n’est pas son bien et dont il suffit qu’on se décide pour qu’il advienne. Mais l’effroi de la séduction est différent : c’est notre sentiment quand notre propre comportement nous contraint d’admettre la fausseté des images et des réflexions que nous nous donnons sans cesse à propos des choses et de nous-mêmes, et dont le trait essentiel a toujours été de faire coïncider notre propre question avec celle de notre bien (de notre plaisir, de notre bonheur, de notre vertu, de notre salut…) Etre séduit, c’est réaliser que sa question n’est pas celle de son bien alors même qu’on essaie encore de se le faire croire – c’est réaliser qu’il n’en a jamais été ainsi.



[1] La théologie n’est rien d’autre que la théorie plus ou moins systématisée et dramatisée de la séduction éternelle de Dieu, au double sens paradoxal de ce génitif.

[2] Le terme de « genre » renvoie à la différence des sexes, même si on ne s’en rend généralement pas compte. En psychanalyse, l’hystérique et l’obsessionnel, dont il importe peu qu’ils soient homme ou femme, reconnaissent alors des types de comportements qui sont ou ne sont pas leur « genre » :  plutôt masculin pour celui-ci, plutôt féminin pour celui-là.

[3] Le film de Joseph Losey, Eva, en est l’indication à la fois méticuleuse et épurée (de très loin le meilleur film sur la séduction).

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22 septembre 2008 1 22 /09 /septembre /2008 18:46

La douleur et la souffrance

Personne ne confond la douleur et la souffrance dans le discours spontané, mais presque tout le monde les confond dans le discours réfléchi ou plus exactement les inverse, chacun des termes se retrouvant défini par celui-là même auquel il s’oppose : la souffrance serait une douleur notamment morale, et la douleur une souffrance notamment physique. Or cette confusion est si insistante et systématique, malgré la faute de logique évidente qu’elle constitue, qu’il est impossible de l’attribuer seulement à l’ignorance ou au manque d’attention : quelque chose dans la réflexion de la douleur doit justifier qu’elle donne à penser qu’elle est une souffrance, et dans la réflexion de la souffrance qu’elle est une douleur. Tout se passe donc comme si la pensée commune signalait un trait paradoxalement propre à chacune des notions, qui serait de se voir réfléchie en l’autre : elles formeraient  un nouage dont il nous reviendrait en même temps de préciser la nature et de le déplier.

Entreprendre de distinguer la douleur et la souffrance, c’est  interroger un objet parfaitement précis, la sensibilité, dont la nature est en effet intrinsèquement réflexive, puisqu’on n’est sensible qu’à être sensible à sa propre sensibilité, l’insensibilité consistant non pas à ne pas être affecté (il faudrait n’être pas réel) mais à ne pas être affecté par le fait d’être affecté. En quoi c’est bien de douleur et de souffrance qu’il doit aussi s’agir, puisque l’un et l’autre de ces termes désignent des façons d’être affectés. La simple notion de sensibilité, parce qu’elle est celle d’une réflexion, force donc à poser que là où nous avons mal, là où nous souffrons, nous sommes en même temps pris dans un redoublement : nous faisons l’épreuve de cette épreuve que constitue ici la douleur, et là la souffrance. Or cette épreuve est en même temps celle qu’un être ouvert aux choses qui peuvent l’affecter avec plus ou moins de bonheur, et celle d’un être ouvert à lui-même, qui est par ailleurs donné à soi et donc toujours aussi en train de se recevoir de soi. Loin d’être une « faculté » ou une « puissance », dont les notions rendent inessentielle l’idée d’être donné à soi-même et d’en être affecté, la sensibilité est par conséquent l’existence même des êtres qu’elle concerne. Laquelle existence n’est dès lors jamais un simple fait, mais toujours en même temps une charge, un risque, une difficulté, bref une « affaire » et pour nous une responsabilité – celle d’être sujet.

Remarquons ainsi que la question de la douleur et de la souffrance n’est pas le symétrique négatif d’une autre qui serait celle du plaisir et du bonheur. Car s’il est vrai qu’il n’y a de plaisir que comme plaisir de l’agrément et de bonheur que comme bonheur d’être heureux (et qu’en ce sens qu’ils ne témoignent pas moins de la sensibilité que la douleur et la souffrance), ils ont l’innocence pour première condition : un plaisir qui n’est pas innocent est déjà une perversion, de sorte qu’il cesse d’être un plaisir pour être déjà une volonté de jouir ; et un bonheur qui ne l’est pas non plus est déjà une mauvaise conscience c’est-à-dire une souffrance. Si donc on reconnaît dans la sensibilité qu’un être y soit non pas simplement son propre fait mais déjà et encore sa propre affaire parce qu’il vit comme affecté par son affectation même et que cela le met au pied de son propre mur, alors force nous est de reconnaître que la question que le sujet est pour lui-même ne se trouve pas dans son plaisir et dans son bonheur, mais seulement dans sa douleur et dans sa souffrance. On y reconnaît d’ailleurs une vérité sociale empirique. Comme les peuples, les gens heureux n’intéressent personne, si semblables qu’ils sont à l’idéal dont tout le monde a déjà la notion. Car c’est dans leur souffrance, manifeste ou secrète y compris pour eux-mêmes, que les autres ont leur singularité ; c’est donc aussi dans leur souffrance que nous pouvons nous intéresser à eux, et les aimer. Et surtout leur souffrance inspire le respect, contrairement à leur douleur qui laisse indifférent quand elle ne fait pas rire (quoi de plus drôle que la violente douleur au visage de celui qui vient de marcher sur un râteau ?) La question de distinguer la douleur de la souffrance est donc dans un second temps celle de cette inégalité : qu’y a-t-il de plus dans la souffrance qui soit la raison de notre tendresse ou l’objet de notre respect, et qu’on ne trouve pas dans la douleur ? 

Une réflexion réelle

Avoir mal et souffrir ne renvoient pas du tout aux mêmes situations ni par conséquent aux mêmes significations : on ne peut pas mettre sur le même plan le fait se cogner violemment à un meuble (douleur), et celui de réaliser progressivement que ses aptitudes physiques et intellectuelles, parfois même morales, diminuent avec l’âge et qu’on n’est pas le seul à s’en rendre compte (souffrance). De chacun de ces types d’épreuve un sentiment se dégage, une idée de soi-même et de la vie – cela même dont nous nous autorisons concrètement pour ne jamais confondre la douleur et la souffrance : nous savons tous que la douleur où l’on fait l’épreuve des choses n’est pas la souffrance où l’on fait l’épreuve de soi. Nous savons aussi qu’on fait l’épreuve de soi comme faisant l’épreuve des choses, et qu’en ce sens toute douleur est en même temps une souffrance. Nous savons encore qu’une souffrance, de nous être donnée comme nous sommes donnés à nous-mêmes, peut quasiment avoir la brutalité et l’extériorité d’une douleur. La souffrance et la douleur sont parfaitement distinguées dans leur concept, mais leur réalité est en même temps leur croisement : parce que la sensibilité est toujours celle d’un être qui vit et qu’on ne vit que de manière sensible, chacune se distingue de l’autre en la redoublant.

On le voit bien dans les situations concrètes. Une douleur qui ne serait pas en même temps une souffrance, parce qu’elle ne serait donc pas la douleur d’un être donné à lui-même, ne serait en quelque sorte qu’une douleur en soi, non ressentie, et donc pas une douleur du tout. Celui qui ne souffre pas d’avoir mal, eh bien il n’a tout simplement pas mal. On se souvient de ces récits de blessures épouvantables du champ de bataille où des soldats, pris dans l’urgence d’un engagement collectif (« allez, on y va ! »), auront après coup la stupeur de n’avoir pas eu mal : le substrat de douleurs abominables était bien là mais il n’y avait littéralement personne pour souffrir, barré que chacun était dans sa réalité de sujet pour la douleur par son appartenance au « groupe en fusion », selon l’expression de Sartre. Car ce qu’on appelle le « feu de l’action » consiste précisément en ceci que le sujet ne soit plus ni sa propre singularité ni même sa propre proximité : chacun est encore ici mais le groupe est déjà là-bas, sur l’objectif, et c’est ce qui compte. Aussi chacun n’a-t-il plus pour lui-même l’affaire d’être sujet, laquelle est prise en charge par le groupe – comme elle peut l’être, dans d’autres cas, par des identifications communautaires, politiques ou religieuses (les fanatiques sont en général insensibles à la douleur), sans parler bien sûr de l’hypnose où le sujet accepte de s’en remettre au thérapeute préalablement ramené à un seul de ses traits (par exemple le son de sa voix). Et puis les souffrances que nous pourrions croire purement morales ou existentielles, en tant qu’elles sont endurées sans relâche parfois pendant des vies entières, sont par là même aussi des douleurs psychiques qui peuvent être aussi intolérables et désespérantes que d’autres qui sont purement corporelles. En témoignent assez les hurlements qu’on entend dans les hôpitaux psychiatriques, où pourtant les patients sont assurés d’un relatif confort matériel. On ne souffre donc jamais qu’à être pris dans la contrainte que constitue la souffrance : tout être qui endure d’être une difficulté pour lui-même est pris dans une douleur qu’on méconnaîtrait en enfermant, de manière idéaliste, la question de la souffrance dans celle d’une dimension purement subjective ou « spirituelle » de la vie.

Si la vie n’était que la vie, il y aurait la douleur, mais pas la souffrance ; comme elle est toujours la vie d’un être et non pas la vie en général, une douleur est toujours en même temps une souffrance, celle de cet être dans sa vie.

Ainsi tombe une sottise, platement commune, mais qu’on est surpris de rencontrer parfois sous des plumes autorisées : que la douleur serait physique quand la souffrance serait morale ou du moins psychique. Et certes, si l’on me marche sur le pied dans l’autobus, j’éprouverai de la douleur ; mais si je ne fais pas le travail de réflexion qui consisterait à me découvrir ainsi sujet à la douleur, l’idée de me viendrait pas de dire que je souffre ! Je le ferai cependant si j’appréhende une intention malveillante, ou du moins l’absence de ces égards minimaux que nous nous  devons les uns aux autre : j’aurai mal au pied, mais je souffrirai de l’hostilité (ou de l’indifférence, ou du sans-gêne) manifestée par mon voisin. Cependant, à en rester à de tels exemples, on méconnaît ces autres évidences qu’on peut souffrir du dos sans qu’il soit par ailleurs nécessaire d’avoir mal actuellement (par exemple je peux refuser une promenade à cheval en arguant du fait général que je souffre du dos), et surtout qu’on peut éprouver de la douleur à l’occasion d’un événement purement moral, comme par exemple une humiliation ou un deuil. Et que signifie-t-on dans les « condoléances », sinon qu’on « partage la douleur » de celui qui vient de perdre son parent ou son conjoint ? Car d’une part nous sommes physiquement sujets de notre existence qui est aussi une réalité du monde, et d’autre part notre psyché n’est pas moins susceptible que notre corps d’être endolorie par les coups qu’on peut nous asséner. Bref, il ne faut pas méconnaître cette double vérité que le corps souffre et qu’il y a des douleurs de l’âme. L’autre sottise qu’on rencontre souvent consiste à croire la douleur forcément locale, par opposition à la souffrance qui serait globale, comme s’il n’y avait pas de douleurs globales, physiques ou psychiques (maladies du squelette, pathologies du moi), ni de souffrances locales (on peut souffrir d’une seule dent sur laquelle le dentiste est obligé de réintervenir souvent, ou souffrir en tant que parent à cause de tel de ses enfants quand tout va bien par ailleurs dans la famille).

Corporelle ou morale, générale ou particulière, la souffrance comme la douleur reste une réalité sensible c’est-à-dire réflexive. Et leur réflexivité, ainsi que la conscience commune l’a toujours reconnu, consiste pour chacune à être éprouvée à un niveau second comme étant aussi bien une détermination de l’autre : celui qui a mal souffre d’avoir mal, et celui qui souffre endure la contrainte de souffrir, laquelle est par conséquent aussi sa douleur. La réciprocité de la douleur et de la souffrance constitue donc un tourniquet qu’on pourrait imaginer indéfiniment relancé, puisqu’on souffre d’être sujet à la douleur de souffrir, et qu’on endure la souffrance d’être sujet à la douleur. 

Une réciprocité toujours excédée

Mais ce tourniquet ne peut rester dans l’idéalité d’une réflexion infinie, puisqu’il constitue la réalité des êtres. Si donc c’est réellement et non pas idéalement que la douleur et la souffrance mettent en œuvre leur distinction, alors la réflexion de chacune en son autre, qui est pourtant sa réalité pour le sujet (on n’a pas mal si l’on ne souffre pas d’avoir mal, et on ne souffre pas si l’on n’endure pas sa souffrance), doit en même temps et par ailleurs être barrée, empêchée, tronquée. De sorte que penser en même temps l’opposition de la douleur et de la souffrance et leur identité de second degré, c’est penser à la fois une réciprocité (justement parce qu’elle s’en distingue, chacune des notions prend le statut de l’autre), et le ratage de cette réciprocité.

Ce ratage est déjà impliqué dans la forme réflexive de l’opposition qu’on vient d’indiquer, puisqu’il appartient d’une part à la réflexion de poser clairement une réalité mais que, d’autre part, elle est faite de son propre échappement, de la nécessité de rester implicite quant à sa nécessité subjective : la décision de réfléchir n’est pas réfléchie, ni donc ses motivations, pas plus que celle, constante, de continuer de réfléchir. Un des termes de l’opposition sera donc en échappement par rapport à l’autre, et on sait d’avance que c’est celui qui impliquera le sujet comme affecté d’être sujet c’est-à-dire souffrant. En toute réflexion et donc en toute sensibilité, il y a toujours un reste qui est l’affaire d’être cet être dont la sensibilité est la sensibilité.

N’importe quel exemple le montrera clairement. S’il pleut aujourd'hui, la question se pose pour moi de savoir si je m’y résigne en restant chez moi ou si je vais braver l’inconfort de sortir pour faire la visite que j’avais promise à un ami malade. Voilà bien une alternative qui se confond pour moi avec le simple fait qu’il pleut, et qui ne laisse pourtant pas de m’interroger sur mon rapport à ma propre sensibilité physique (l’inconfort : est-ce que cela compte, ou est-ce que cela ne compte pas ?), sur l’intensité de l’intérêt que j’éprouve pour la personne que je devais voir, sur le genre d’ami que je suis, sur le point de savoir si les autres peuvent ou non compter sur moi et, en filigrane de celui-ci mais décidant de tous les autres, sur le point de savoir si moi-même je peux compter sur moi… Question du sujet, disais-je, au sens où l’on n’est sujet qu’à ce que cette condition ne soit pas une sorte de nature positive (« sujet » serait simplement une catégorie métaphysique) mais encore et toujours une responsabilité, une « affaire ». En restant chez moi, par exemple, je confère à la pluie le statut d’excuse pour ne pas faire la visite, avérant par là même le peu de cas que je faisais de celui pour lequel je m’étais imaginé éprouver de l’amitié, le peu de cas que je fais de ma propre parole, le peu de cas, dès lors, que je fais de la responsabilité d’être responsable. Car être sujet reste à jamais l’affaire du sujet, la charge dont il ne peut vouloir se délivrer (par exemple en adhérant à une doctrine métaphysique, politique ou religieuse supposée ultime) qu’en mentant, et donc qu’en souffrant d’une manière qui sera seulement différente de la première (par exemple, on évitera soigneusement de se demander, quand on croit, si l’on croit vraiment, et la nécessité de cet évitement restera lancinante).

Mais la primauté de la souffrance sur la douleur apparaît surtout dans ce truisme que la vie (donc affectation donc douleur) est toujours celle d’un être (donc affectation d’être affecté donc souffrance) l’empêchant par là même d’être tout simplement la vie, elle qui est dès lors le risque, l’enjeu, la charge, en un mot l’affaire, de l’être dont elle est la vie. Car cet être, s’il est vivant c’est-à-dire sensible, est donné à lui-même ; de sorte que pour lui vivre consiste non pas à vivre mais d’abord à pâtir d’être et d’être soi.

Force nous est alors de dire que la souffrance est originaire, alors qu’en fait la douleur vient forcément en premier.

On lève cette difficulté en comprenant qu’elle concerne deux types d’antériorité, qu’on rapportera à deux notions permettant elles-mêmes de penser non pas l’idéalité mais la réalité de la réflexion qui nous intéresse ici. Ces notions, qu’il ne faut pas plus confondre entre elles qu’il ne faut confondre souffrir et avoir mal, sont le commencement et le début.

 Celui-ci est un fait (il y a un instant zéro qu’on peut pointer de manière exacte) mais pas celui-là, toujours antérieur à lui-même et par conséquent impossible à identifier. Par exemple on ne commence à faire la vaisselle qu’à être déjà en train de laver la première assiette, voire qu’à être déjà passé à la seconde si l’on a eu de nombreux invités, de même qu’on ne commence à écrire un livre qu’à ce que l’idée en soit déjà au travail dans notre pensée, qu’à ce qu’on dispose de notes. Depuis combien de temps exactement est-on sujet de ces activités ? on ne saurait le dire. Tel est en effet le paradoxe de ces deux notions, qu’on a déjà commencé quand on commence (et réciproquement on n’a jamais fini de finir), alors qu’on ne faisait rien avant de débuter (et réciproquement il n’y a rien après le terme de l’action). Or le lien avec le couple souffrance / douleur n’est pas simplement d’analogie, puisque commencer une tâche, c’est être déjà en train de la faire, et par conséquent se recevoir soi-même comme déjà constitué par elle ! C’est qu’on souffre déjà quand on découvre qu’on souffre, et qu’on souffre encore quand on finit de souffrir. Pour la douleur, ces paradoxes n’existent pas. La souffrance qui est du côté du commencement est donc insaisissable, contrairement à la douleur qui est du côté du début et dont on peut fixer le terme au moins idéalement.

Souffrir : de souffrir, ou de ne pas souffrir ?

Pourtant on endure la souffrance : elle est donnée dans la donation de soi qu’on est pour soi. D’où cette contradiction dont la souffrance est faite et qu’il faut explorer : nous souffrons, mais la souffrance n’est pas quelque chose qu’on puisse affirmer.

Rappeler que commencer consiste à faire l’épreuve de l’impossibilité d’avoir commencé, c’est dire que la souffrance situe son essence dans l’épreuve que nous faisons de son impossibilité. Car souffrir consiste non pas à souffrir comme il serait normal de le faire en certaines circonstances, mais à éprouver qu’il n’est même pas possible de souffrir, parce que tout ce qui est possible est d’une manière ou d’une autre normal, que nous souffrons de souffrir, et qu’on ne souffre pas de ce qui est normal (par exemple d’avoir mal après s’être violemment cogné). La souffrance n’est donc pas la souffrance, et c’est précisément en cela, qu’elle est la souffrance. Au contraire la douleur est la douleur – au point d’ailleurs que sa phénoménologie fait apparaître des paradoxes qui sont ceux de la tautologie – en ce sens notamment qu’elle est son propre fait. Et certes, celui qui s’est violemment cogné ne se demande pas s’il a mal ou s’il a seulement l’impression d’avoir mal ! La souffrance, elle, ne diffère pas de sa propre problématicité : elle excède même la réalité qu’on lui reconnaît parce que cette réalité est réflexive et qu’il appartient constitutivement à la réflexion qu’elle ne soit jamais qu’un quasi-fait. Bref, et pour le dire en langage subjectif : il est à la limite impossible de dire avec certitude que l’on souffre, quand on souffre.

Ici encore c’est très concret : si j’ai incontestablement mal quand j’ai mal, puis-je dire que je souffre réellement quand je souffre ? Je ne me pose jamais ce genre de question quand je me cogne violemment, mais je le fais quand je souffre, même si en même temps une certaine complaisance à souffrir me conduirait à ne pas le faire. Ainsi me demandé-je si je suis absolument certain de ne pas confondre la souffrance avec l’impression, voire même avec l’idée, de souffrir. L’honnêteté m’oblige toujours à répondre que non. Radicalisons : est-ce que je souffre quand je souffre, ou est-ce que je me joue la comédie de la souffrance ? La souffrance est-elle autre chose pour moi qu’une des formes de ma mauvaise foi et de ma complaisance à moi-même ? Il suffit que je me pose la question pour ne plus le savoir, pour n’être plus sûr de souffrir, et donc pour souffrir de ne pas souffrir et de souffrir en même temps – sans d’ailleurs en être sûr (ce qui ne laisse pas d’être encore une souffrance)...

La réalité de la souffrance est d’être en impossibilité à elle-même et c’est comme douleur qu’elle résorbe cette impossibilité. Mais elle ne le fait jamais totalement puisqu’elle n’est jamais totalement cette souffrance que son épreuve réfléchirait en douleur. D’où cette évidence que souffrir consiste à pâtir d’être dans l’impossibilité de la souffrance, comme s’il revenait au même de souffrir de souffrir, ou de souffrir de ne pas souffrir... Cette ambiguïté est l’essence de la souffrance, et son exclusivité à la douleur qu’elle est pourtant par ailleurs : la souffrance souffre de ne pas être la souffrance, parce qu’alors elle serait la douleur et non pas la souffrance, sa propre tautologie et non pas son propre échappement. La souffrance souffre, et que c’est de cela que nous souffrons, quand nous souffrons. Tel est le mot de la souffrance, qui nous précède et nous dépasse en même temps comme la donation et l’accueil que chacun est de soi le précèdent et le dépassent : elle est sa réalité propre (je m’affecte moi-même déjà et encore, puisque j’ai conscience de moi comme souffrant et que cela constitue une souffrance), mais elle a forcément lieu sans lui.

Là où le savoir ne compte pas

Nous mettons subjectivement en œuvre cette vérité dans l’opposition suivante : on constate la douleur (elle est d’emblée identifiée comme mesurable en intensité ; il y a même des échelles graduées qui permettent sa prise en compte dans les processus thérapeutiques), par contre on reconnaît la souffrance. Ici non plus, il ne faut pas confondre les notions : la constatation est en quelque sorte forcée (il m’est impossible de ne pas constater qu’il pleut ce matin) alors que la reconnaissance ne peut être qu’un acte libre, puisqu’elle porte expressément sur des choses dont on ne peut affirmer la réalité qu’à la condition constituante d’en faire sa propre affaire, qu’à la condition de les prendre sur soi, bref d’en faire une raison de prendre sa responsabilité d’être sujet. Prendre la responsabilité d’être sujet, cela s’appelle décider. Telle est par conséquent la distinction qu’il faut faire entre la douleur qui est réelle et la souffrance qui est problématique : je ne dis et même je ne pense « je souffre » qu’à avoir décidé que je souffrais, qu’à prendre la responsabilité que je souffre « pour de vrai », alors que je ne décide évidemment pas d’avoir mal quand j’ai mal. Cela signifie aussi que toute souffrance que je puis reconnaître en quelque être que ce soit me met au pied de mon propre mur, et qu’il revient exactement au même pour moi de ne pas la reconnaître et de prendre la responsabilité de rester désinvolte devant ma propre question, puisque cette question est toujours celle d’être sujet, telle que certaines réalités – justement : celles qu’on reconnaît par opposition à celles que l’on constate – exigent que j’en prenne la responsabilité.

Le paradoxe de la reconnaissance est en effet très clair : l’essentiel y est la prise de responsabilité du sujet, par opposition à une qualité de l’objet que tout le monde apercevrait innocemment (pas de différence pour moi entre constater qu’il pleut et avoir conscience de n’y être absolument pour rien). Sauf, bien sûr, qu’on ne reconnaît pas n’importe quoi et qu’il faut dès lors supposer un caractère propre à la chose dont on prend sur soi qu’elle soit réelle ! Quel est donc ce caractère (également impliqué dans le jugement de goût qui est la même prise de responsabilité), par quoi la distinction de la douleur et de la souffrance, qui est expressément notre affaire c’est-à-dire notre responsabilité, ne sera cependant pas une distinction arbitraire c’est-à-dire irresponsable ? La réponse nous est fournie par l’apologue suivant :

C’est l’histoire d’un chirurgien qui visite son patient au lendemain de l’opération : « Comment vous portez-vous ce matin ? » A quoi l’autre répond : « Ah, docteur, j’ai souffert toute la nuit ». Le médecin explique alors les différents moments du geste opératoire réalisé la veille, en montre les nécessités et les modalités à son interlocuteur qui comprend bien et reçoit des réponses satisfaisantes à toutes ses questions. Il s’apprête ensuite à sortir de la chambre, quand il est rappelé : « Docteur, s’il vous plaît, encore une question : est-ce que j’aurai mal encore longtemps ? »

Dans cet apologue, on aperçoit qu’un passage de la souffrance à la douleur a eu lieu. Par quel moyen ? Aucun soin n’a été prodigué, aucun médicament administré : c’est seulement le médecin en tant que tel qui a parlé. Autrement dit son apport n’a été constitué que de savoir. Eh bien c’est de cet apport exclusivement que la souffrance tient d’avoir été transformée en douleur ! On a toujours dit cela à propos de la sagesse comme justification  universelle : quand ce qu’on subi a un sens, on a toujours mal mais on ne souffre plus, puisque c’est toujours du non-sens qu’on souffre – de sorte que c’est le même de supposer la sagesse possible et la souffrance provisoire. (Inversement, c’est le même de reconnaître la souffrance comme la réalité du sujet et de reconnaître l’imposture des idéaux, notamment celui de la sagesse.) Rien de tel pour la douleur : loin de la supprimer comme sa justification le fait pour la souffrance, son explication l’apure, la faisant apparaître pour elle-même, hors de toute souffrance (si ce n’est celle d’être d’une manière générale un être sujet à la douleur), dans la nudité du non sens de la question du sens. Pure affectation d’existence.

Dès lors la reconnaissance de la souffrance (et aussi celle du beau) tient à ceci : il y a des réalités telles qu’à leur propos le savoir ne compte pas. D’elles on n’est pas d’avance excusé d’en penser ce qu’on en pensera, comme je le suis forcément de penser que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits. Et certes je le pense ; mais si vous me le reprocherez je brandirai immédiatement mon excuse : la démonstration bien connue, dont la rigueur et la complétude m’innocenteront de tout ! Eh bien il y a des choses, par exemple les sujets en tant qu’un sujet n’est pas une sorte d’agent bien qu’il ne soit rien d’autre, à propos desquelles cette innocence n’est pas de mise. Ces choses, on ne les constate pas, mais on les reconnaît : de leur réalité, ce n’est plus le savoir qui répond comme il le fait habituellement pour tout et n’importe quoi dont nous sommes innocents (par exemple la pluie de ce matin), mais nous en tant que nous en recevons la responsabilité de prendre ou de laisser notre responsabilité. De ces choses, il faut donc dire qu’elles présentent la question qu’on est pour soi-même – laquelle est d’abord celle de prendre sur soi qu’elles le fassent ! Rencontrer de telles choses, c’est être mis au pied de son propre mur.

Elu est celui à qui il est donné d’en rencontrer, à jamais étranger à lui-même et par conséquent aux autres. Tel est pour chacun son propre statut, seul dans l’univers à être soi, irréductiblement confronté à l’énigme de ne même pas savoir s’il souffre quand il souffre et à l’impossibilité d’avoir sa propre réalité et sa propre identité pour réalité et pour identité. Par ailleurs il a mal et sa question est alors celle du savoir commun qui, en expliquant tout, à commencer par sa douleur, institue la normalité de toute chose et l’innocence de tout le monde. Ainsi chacun est-il divisé entre l’inconcevable d’être la première personne et l’ordinaire d’être la troisième, entre l’énigme qu’il reste à jamais pour lui-même et l’évidence d’être celui que n’importe qui aurait été à la même place.

Conclusion

Les choses qui nous font mal sont multiples, mais nous souffrons toujours de la même chose, dont il revient exactement au même de dire qu’elle est notre souffrance (on souffre de souffrir), ou de dire qu’elle est notre réalité de sujet – dès lors qu’on admet comme cette réalité même qu’il ne suffit pas d’être un sujet pour être sujet et que cette insuffisance est notre essentielle inconvenance à nous-mêmes. Telle est donc la souffrance, massivement : celui qui ne se convient pas à lui-même (chacun de nous) est celui qui souffre. En quoi il s’apparaît à lui-même comme une contrainte, une réalité à endurer. Bref, il a mal, et c’est son existence. Le tourniquet rompu de la souffrance et de la douleur, on peut donc le désigner très simplement par une opposition de termes que notre réalité consiste à nouer : la souffrance de vivre et la douleur d’exister.

Mais cette élucidation avait un enjeu secret, qui gouvernait tout depuis le début : le statut du savoir qui compte – douleur – ou qui ne compte pas – souffrance.

Et telle est bien la réalité du sujet qu’il n’advienne à sa propre affaire (celle d’être sujet) que là où le savoir ne compte pas, que là où rien ne pourra l’excuser d’avoir été sujet. Telle est aussi la question de la souffrance, dans sa distinction avec la douleur : l’apologue nous apprend que le savoir répond de celle-ci mais qu’il ne répond pas de celle-là, dont nous avons pourtant vu qu’elle ne différait que par un degré de réflexion.

On aurait tort de trouver cela abstrait. C’est très concret, au contraire : demander à quelqu’un où il a mal, c’est chercher un problème qu’on devrait pouvoir résoudre ; par contre, lui demander de quoi il souffre, c’est l’engager à parler de sa vie telle qu’il la supporte, dans son corps et dans son âme. D’où cette conclusion dans le repérage des notions : la douleur s’oppose à la souffrance comme le savoir des uns (les soignants) s’oppose à la vérité des autres (les patients). Il peut aussi s’agir des mêmes. Car si la distinction du savoir (donc du bien) et de la vérité sépare les hommes et interdit de les croire égaux (ce qu’il ne faut pas confondre avec la dignité humaine dont par définition ils sont tous semblablement porteurs), elle les divise aussi, chacun pour lui-même : nous restons faits d’une alternative dont les termes sont l’innocence d’être n’importe qui (douleur) et la responsabilité d’être soi (souffrance). De sorte que la responsabilité hésite idéalement entre l’appel au savoir commun qui résout tout en excusant tout le monde, et la singulière malédiction d’avoir à prendre la responsabilité d’être humain.

 

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9 décembre 2007 7 09 /12 /décembre /2007 09:39
Philosophie de la séduction
Présentation: On n’est séduit que malgré soi (la séduction est un événement) ; en même temps on ne l’est qu’avec son accord plus ou moins avoué (la séduction est une complicité). Quelque chose de nous est ainsi interpellé, à quoi le propre de certains êtres ou de certaines réalités est d’avoir soudain correspondu. Pouvoir être séduit, c’est donc être fait d’une attente singulière et secrète. Séduire, c’est s’adresser à cette attente. Laquelle ?
Pas celle du bonheur, qui est commune et dont tout le monde a conscience, car elle vaut pour ce qui nous plaît c’est-à-dire nous confirme, et non pas pour ce qui nous séduit c’est-à-dire nous détourne. Ce n’est donc pas de la vie bonne que nous étions secrètement en attente, mais de la vraie vie dont la séduction nous fait éprouver la distinction habituellement méconnue. Les réalités séduisantes nous ont laissé imaginer qu’elle était possible – et c’est aussi le talent des séducteurs de le bien dire et d’en faire miroiter l’imminence. La vraie vie, ce serait par exemples de vivre avec et pour cette personne dont ont vient de croiser le regard dans la rue, de partir en vacances dans cette voiture dont on vient de voir la publicité sur un panneau, d’habiter à la campagne comme cette agence immobilière en vante la facilité... Ce qui séduit les uns ne séduit pas les autres, mais le principe est toujours le même : qu’on soit détourné de la voie qu’on était naturellement destiné à suivre, et qui pouvait être très enviable, en étant mis au bord de l’éventualité que la vie soit enfin vraie. Il y a un réel de la séduction, qui est ce bord.
Dès lors apparaît-elle comme une modalité paradoxale de la question de la vérité, telle qu’elle se pose et insiste en chacun de nous le plus souvent sans qu’il le sache. La joie de séduire et le bonheur d’être séduit témoignent ainsi de notre humanité ignorée. Elucider ce témoignage, c’est penser indistinctement la séduction et la question que chacun est secrètement pour soi-même.
 
 
 
L’exploration de la notion de séduction donne actuellement lieu à un enseignement en ligne. On peut en suivre les leçons à l’adresse suivante :
 
 
C’est l’enseignement de cette année, dans la tradition du site http://www.philosophie-en-ligne.com 
Si celui-ci vous semble intéressant, merci de le faire connaître.
 
 

Les suggestions, remarques et critiques sont toujours les bienvenues, à titre privé (correspondance personnelle) ou à titre public (sur le blog).

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8 mai 2007 2 08 /05 /mai /2007 09:32

 

 

La métaphore de l'existence et le sens de la vie

 

Si nous ne sommes pas encore en mesure d'exposer métaphysiquement cette compréhension par la vie de l'existence à laquelle elle s'ordonne absolument (car c'est bien toujours et seulement de vivre et de mourir qu'il s'agit...), nous pouvons néanmoins indiquer que la vie se constitue comme humaine à être l'existence en général, au sens exact de cette métaphore par laquelle la légalité se substitue à une légitimité qui la gouverne pourtant à l'autoriser, et par laquelle elle se trouvera finalement récusée : la valeur de l'étant est la forclusion métaphorique de son être, en tant qu'elle est la substitution de la vie à son existence pour en être l'origine transcendantale (ce n'est plus d'être que l'étant est, mais de la réciprocité des moments de la vie, c'est-à-dire du retour du sujet à lui-même).

Qu'on vive seulement à avoir raison de vivre, c'est par conséquent ce qu'on indiquera encore en soulignant qu'on vit toujours à métaphoriser l'existence, en tant qu'elle consiste, en vie - le propre de la métaphore étant d'instituer en sujet sanctionnant cela dont elle est l'impossible énonciation. En ce sens, dire que la vie humaine est "une existence", c'est énoncer qu'aucun moment n'en est jamais possible qu'il ne donne à voir en quoi, finalement, l'existence consiste. Non seulement toute vie humaine mais encore tout moment humain est donc une énigme, si l'on nous accorde pour cette dernière notion de la définir comme une interrogation dont la réponse se trouve dans la seule manière dont elle est signifiée, et qui porte toujours sur la vérité de l'existence en général.

Ainsi la vérité ultime des choses n'est pas ce que l'on nomme le sens de la vie, puisque la vie n'est pas l'existence, ou plus exactement qu'elle l'est métaphoriquement. Le sens de la vie, c'est une production spécifique, et non pas une conformité à une vérité qu'il faudrait supposer préalable (et qui comme telle serait simplement un non sens : un fait métaphysique, aussi inerte et stupide à son niveau qu'un fait géologique au sien).

C'est qu'on ne doit pas oublier l'essentiel de la métaphore, qui est d'être une création de sens et non une simple manière de signifier.

Si donc on reconnaît l'essentialité de cette certaine consistance de l'existence en disant qu'une vie est inacceptable à ne plus pouvoir la signifier (ce qu'aucun être humain ne peut accepter, c'est une vie qui ne signifierait plus rien - plus rien de la vérité, forcément), on en reconnaîtra d'une autre manière l'inessentialité en ce que la vie qui la forclôt est précisément la vie propre et non pas l'existence en général. C'est qu'en effet la même vérité ne se comprendra (ne se réalisera) pas de la même façon dans des vies différentes, puisque l'unité actuelle du vivant et de son milieu qui en sera forcément la compréhension - unité en quoi consiste à proprement parler la vie - se détermine d'abord des caractères essentiels de celui-ci : époque, situation sociale et familiale, bien sûr, mais aussi lieu de vie ou même à la limite déterminations corporelles, en un mot tout ce qui contribue à la constitution de1'"être au monde", à ce monde que la vérité est précisément reconstruite par nous de sanctionner positivement (la vie n'est pas simplement réelle : elle est valable). Si donc aucun être humain ne veut d'une vie qui ne signifierait pas finalement en quoi consiste l'existence en général (n'accepte de vivre en dehors de l'énigme, autrement dit - à présenter ainsi notre interprétation du mythe d'Œdipe), c'est parce que le sens par principe absolument unique que présente nécessairement sa vie serait sans légitimité (il n'aurait pas raison de vivre).

Nous apercevons ainsi que la personne humaine n'est pas seulement définie par la maîtrise originelle dont le fait même de son existence est l'irrécusable attestation, mais qu'elle l'est encore par l'absolue dignité de tout ce qui fait concrètement sa vie, si ignoble que ce puisse être parfois à se le représenter, puisque la détermination concrète est celle de la métaphore que la vie (en tant qu'elle est "une existence") est toujours, et par conséquent du sens que celle-ci en revêt - sens forcément légitime puisque réel, en tant qu'humain: toujours-déjà sanctionné. La dignité constitutive de la personne, autrement dit, ne se divise pas à donner lieu à une reconnaissance abstraite qui ne serait pas en même temps celle de sa réalité concrète. Tout doit être respecté dans l'individu humain, et une vie abominable et violente est encore, puisqu'elle est effectivement menée, légitime. Cette légitimité atroce de certaines existences, c'est la réalité métaphysique du mal. Et on ne peut la nier qu'au prix de ne pas reconnaître l'humanité des hommes.

On appelle " psychanalyse de droit " l'élucidation de cette nécessité.

 

Le statut juridique de l'existence

 

Puisque c'est la dimension qu'on peut dire ainsi exclusivement et totalement juridique qui fait l'humain, on reconnaîtra que le sens de la vie n'est possible dans son essentielle légitimité que parce que l'existence en général, dont la vie qu'il s'agit toujours d'accepter ou de refuser est la forclusion, est elle-même originellement juridique. Il ne se contredirait en effet à y voir le pur fait qu'en général il y ait quelque chose et non pas rien, d'abord parce qu'aucune consistance n'en serait pensable, et ensuite parce qu'on réduirait le critère de la vie à un fait de second degré en constatant qu'il y a la culture, dont la forclusion qu'elle est toujours de la nature en ferait paradoxalement le dernier moment (point de vue des sciences humaines, nommément de Lévi-Strauss). Or nous savons que la vie n'est anthropologique qu'à être d'abord métaphysique, puisque c'est la supposition qu'on a originellement raison de vivre qui permet qu'on vivre de telle ou telle manière.

Mais il faut aller plus loin: si nous avons (pour le moment...) raison de vivre, c'est par définition qu'il faut vivre. Pourquoi?

Car nous ne vivons ni par plaisir, comme le démontre l'exemple de la piqûre d'épingle, ni même par un devoir qui ne vaut jamais, Kant l'a parfaitement établi, que pour le sujet de la représentation. Ce qui nous fait vivre, c'est donc une certaine nécessité qui est absolument antérieure à toute représentation que nous pouvons nous faire, et que d'ailleurs nous signifions expressément comme telle en disant qu'il faut bien vivre. Or l'antériorité absolue, c'est celle de l'être - ou plus exactement de l'existence en général. Si donc la vie et la nécessité de vivre sont le même, il faudrait alors le comprendre métaphoriquement, c'est-à-dire à partir de la thèse proprement métaphysique de l'être comme nécessité absolue (" il faut bien vivre " serait la signification humaine, donc métaphorique, de l'aséité, par exemple)... Mais cette dernière expression n'est-elle pas déjà une contradiction dans les termes?

Ce qui est en cause, c'est l'être entendu non pas comme le fait absolument premier que tout suppose toujours, mais en subversion à cette indication pourtant irrécusable la nécessité qu'il y ait l'étant et non pas plutôt rien, nécessité dont le falloir vivre serait alors l'indication forclusive. Autrement dit, il faut que l'être, dont la vie comme falloir vivre est la forclusion, soit légitimité originelle pour l'étant en général !

Cette nécessité qui est donc à proprement parler le statut juridique de l'existence, nous n'en apercevons pas la matérialité (il y a une consistance originelle de l'existence; oui, mais laquelle?), puisque nous n'avons pas encore déterminé quelle mystérieuse entité, faisant irruption (sur le mode d'y être aberrant) dans la vie comme le sujet de l'énonciation fait irruption parfois dans l'énoncé qu'il gouverne, peut l'avoir pour essence. Par contre nous sommes en mesure d'en indiquer la formalité : celle de la "preuve ontologique", qui n'est pas un savoir sur l'étant mais l'identité de sa mention et de sa reconnaissance - notion de droit, soulignons-le - en tant qu'étant. C'est en effet la définition même de l'étant qu'il soit (on ne confondra évidemment pas l'étantité et la réalité appelée par Kant dynamique, comme le montre qu'un dragon ou un cercle, par exemples, ne soient pas rien), et donc l'impossibilité effective qu'il ne soit pas, même s'il se limite à la seule affirmation de l'étant, laquelle n'est en effet pas rien, irrécusablement. Dans le cas (unique) de la preuve ontologique la constatation et la reconnaissance sont donc le même, ou plus exactement c'est cette identité, en tant que structure juridiquement incontestable du fait irrécusable, que l'on nomme "preuve ontologique".

Forclusion de l'être, la vie où rien n'est que par autre chose dans l'ipséité d'un sujet à quoi tout doit faire retour, est donc finalement forclusion de la preuve ontologique ! La question de l'existence entendue comme celle du critère trouve donc une nouvelle formulation : y a-t-il dans la vie quelque chose dont la preuve ontologique soit la structure propre ?

 

Le sujet originel du droit

 

L'existence à quoi la vie est humaine de s'ordonner ne peut s'entendre comme telle que dans une effraction de la vie : qu'en celle-ci il y ait quelque chose qui se révèle d'abord à récuser l'extériorité des nécessités mondaines telle que la vie en est l'institution, à savoir que toute chose soit l'expression d'autre chose, et corrélativement que rien ne soit possible qu'à être référé à un sujet auquel son sens est finalement de faire retour. Une entité répondant à cette exigence, dont la notion d'aséité est la formulation positive, aurait en effet pour vérité non pas d'être ceci ou cela puisque toute détermination est effectuation de raisons déterminantes, mais d'exister - hors de toute éventualité compréhensive, c'est-à-dire en extériorité à tout savoir (le savoir existe toujours, bien sûr, mais il ne compte plus). Concevons en effet que l'effraction de l'existence dans la vie, si elle est possible, est nécessairement identique à la mise entre parenthèse de toute valeur, puisque c'est précisément l'identification de l'étant à sa valeur mondaine qui fait la forclusion de son être (nous avons cité l'exemple de la proie qui est bien pour un animal tout l'être, dès lors doublement perdu, d'un autre animal). Une entité qui serait absolument sujet se reconnaîtrait donc à ce que pour elle rien ne vaudrait, et à ce que pour tout elle ne vaudrait rien. Or c'est cette propriété de l'être, dont la mention est seulement le rappel du caractère métaphorique de la vie dans sa relation à l'existence, qui rend possible que quelque chose existe en propre là où rien n'est jamais que par autre chose. En quoi c'est un sujet dès lors vrai qui se trouve reconnu: une entité qui est ainsi, en deçà de toute réalité mondaine, l'existence et par laquelle, d'après tout ce qui précède, nous serions effectivement humains.

Si quelque chose apparaît qui ne vale essentiellement rien pour tout (c'est-à-dire qui soit incompréhensible dans le circuit de l'ipséité mondaine - en un mot: qui soit gratuit) et pour quoi tout ne vale essentiellement rien, alors cette entité pourra bien avoir été produite comme un moment de la vie, elle en sera l'absolue subversion : les raisons dont elle procédera en fait seront nulles en droit. Ce qu'on traduira plus simplement en disant que son inscription dans la vie, pour irrécusable qu'elle soit, sera essentiellement vaine par opposition à ce qui sera dès lors absolument essentiel : qu'elle existe. L'essentialité de l'existence, c'est que l'existence soit essence, si cette essentialité est absolue comme le signifie négativement la vanité des raisons d'être c'est-à-dire des raisons déterminantes. En effet, la vanité se définit non pas comme l'identité mais comme l'équivalence, pour quelque chose (tout ce qui rendrait compte de l'entité considérée), de l'être et du non-être. Rencontrons-nous réellement de telles entités, puisque c'est ainsi qu'il faut concevoir l'effectivité mondaine de ce qui a la preuve ontologique pour structure (en quoi c'est le moment crucial de la désignation de notre propre origine en tant qu'humains que nous abordons... )?

A cette question il est on ne peut plus facile de répondre, puisque son énoncé est une définition: celle de l'œuvre. En vérité, une autre réponse vaut également : la personne d'autrui, et plus précisément la seconde personne, qui existe (celle qu'on rencontre), par opposition à la troisième qu'on se représente (celle dont on parle). Car de la personne aussi, ce qui compte, c'est qu'elle existe, quoi qu'il en soit d'elle par ailleurs. Mais si la rencontre de quelqu'un est un arrachement aux nécessités que nous sommes toujours finalement pour nous-mêmes (et donc si sa mention est une réponse satisfaisante à la question que nous nous posons ici), la question de la vérité dans sa " consistance " (savoir en quoi cela consiste, d'être vrai, pour l'étant) n'y trouverait qu'un détour inutile, puisque c'est seulement comme personne, sujet de droit, donc sujet autorisé par le vrai que dès lors il n'est pas, que l'autre peut être rencontré. Il convient donc que nous limitions la réponse à celle de l'étant dont l'être ne soit pas simplement constaté mais encore reconnu, de l'étant que dès lors on dira vrai et pas simplement réel, et dont on pourra concevoir ensuite que la personne qui l'aura rencontré s'autorisera. Et cet étant, dans sa corrélation au génie (avoir raison non pas quant aux choses mais quant à la vérité elle-même), c'est l'œuvre.

Une œuvre en effet, c'est exactement le contraire d'une expression, comme un créateur est exactement le contraire d'un auteur, ou le génie celui du talent, parce que c'est la vanité des raisons dont on ne peut nier qu'elle procède effectivement qui la révèle d'abord. Personne ne niera par exemple qu'un roman de Balzac soit l'expression de sa psychologie personnelle, de sa vie, de son époque, etc., puisqu'il fut écrit par un homme réel dans une société réelle ; mais à poser cette lapalissade on y voit seulement, au même titre que dans n'importe quel autre vestige de la même époque, un document psychologique, biographique, sociologique, etc. alors qu'en un roman c'est seulement la littérature qui est en question, puisque précisément c'est un roman. On éprouve a contrario cette vérité avec les livres, films, tableaux, etc. qui "ont vieilli". Car il arrive un moment où l'on ne peut plus y voir autre chose que le témoignage d'une époque révolue (pensons aux peintres pompiers du second Empire, pour en rester à des exemples évidents), c'est-à-dire un document : aperception de la médiocrité, dont on comprend bien qu'elle définit l'œuvre a contrario, puisqu'elle est de n'être pas son propre sujet, autrement dit pour une entité quelconque d'être comme n'importe quoi un moment du monde. C'est donc seulement dans la mesure où ces raisons d'être qui sont aussi bien les raisons de la détermination, ne comptent pas, que l'œuvre peut apparaître en tant qu'œuvre : dans l'essentialité finalement absolue de son existence. Et une œuvre, c'est en effet une chose dont il y a à se réjouir qu'elle existe - une chose qu'on aime dès qu'on la reconnaît, si c'est bien l'exclusivité de l'être qui définit l'amour. (On n'aime pas ceux qu'on aime à cause de leurs qualités, et on les aime malgré leurs défauts: c'est d'exister que nous leur rendons grâce; et, pour reprendre la définition de Spinoza, je dirai que je suis joyeux à l'idée que tel petit tableau, pourtant aperçu fugitivement dans le musée d'une ville lointaine où il est très improbable que je retourne jamais, existe.)

Seulement l'existence ainsi présenfifiée ne saurait, si elle est bien le critère que nous cherchons c'est-à-dire le véritable sujet non pas de l'homme mais de l'humain, rester indéterminée : cette existence qui se révèle comme existence dans la vanité de raisons pourtant irrécusables, elle consiste bien en une certaine essence : "Littérature" pour les Illusions perdues, ou "Peinture" pour la Joconde, etc. Ce qui ne signifie surtout pas que telle ou telle de ces œuvres ait à être pensée à partir de la littérature ou de la peinture, parce que cela reviendrait à la nier comme œuvre pour en faire un moment particulier de ce véritable essentiel que serait alors l'histoire de l'art, mais ce qui signifie au contraire que la Littérature ou la Peinture sont ce qu'elle invente absolument : à comprendre une œuvre, on aperçoit qu'elle est l'institution même, dans son absolue originalité, de l'essence dont elle relève, c'est-à-dire qu'elle est à elle-même l'ordre absolument suffisant de sa légitimité. Autrement dit l'œuvre n'est pas du monde parce qu'elle est seule au principe de sa propre constitution : le peintre a par exemple constaté que le tableau demandait une touche de rouge à tel endroit, etc. (mais au peintre médiocre, c'est-à-dire à celui qui demande à la peinture de l'exprimer - nous parlons donc déjà d'un bon peintre, un mauvais s'exprimant simplement au moyen de la peinture - , aucun tableau n'a jamais rien demandé). Ainsi, rien de l'œuvre ne peut en être dit par celui que la représentation sociale oblige à se reconnaître pour son auteur (celui dont elle serait l'expression), qui ne relève de sa réalité mondaine, c'est-à-dire précisément de ce qu'elle se constitue en œuvre de réduire à vanité : "un metteur en scène, tout comme un écrivain, un peintre ou un musicien ne peut réellement parler avec un minimum de compétence que de l'aspect artisanal de son travail" ; et tout ce qu'il en pourrait dire, à s'en prendre pour le sujet ne serait jamais que "des bêtises approximatives", dit Fellini (Le Monde, Jeudi 24 décembre 1987, p. 13). Car c'est l'œuvre qui est le sujet de la création : essentiellement par soi, et inessentiellement par un autre, cet autre étant l'ensemble de ses raisons déterminantes (l'auteur réel, et le monde réel qu'il assume en travaillant). Or cela dont les raisons déterminantes sont absolument inessentielles, c'est bien une entité qu'on ne peut concevoir autrement que comme sa propre existence. Dans l'œuvre autrement dit, l'essentiel en fin de compte n'est pas sa détermination ni, corrélativement, l'importance culturelle qu'elle peut revêtir, mais bien qu'elle existe. Le témoignage du créateur sur sa propre étrangeté aura donc pour envers l'impossibilité du spectateur à comprendre que l'œuvre ait pu ne pas être.

Sujet absolument originel de toute légitimité possible parce qu'elle a la consistance de la preuve ontologique pour nature, l'œuvre institue de son essentielle exemplarité (elle qui, vraiment, est) tout étant d'une vérité dans laquelle il faut bien voir, puisque l'inessentialité absolue des raisons déterminantes est celle de la détermination c'est-à-dire l'essentialité absolue de l'existence qui est proprement la sienne, la consistance de l'existence en général.

L'intelligence d'une œuvre comme œuvre se traduit donc nécessairement par un bouleversement de la vie, une sorte de nouvelle naissance dont l'irrécusable aperception est un étonnement devant la vie dont cette consistance est désormais, et comme celle de l'existence de toute chose, la sanction : comment est-il possible que les choses aient pu exister auparavant, puisque l'existence ne consistait en rien ?...

 

Pluralité du sujet

 

Sujet originel de toute légitimité possible et par conséquent de l'humanité de chaque homme, l'œuvre, par quoi il n'y a donc de sujet qu'à en être ordonné, est la preuve ontologique en personne, dans sa consistance à chaque fois définitive et absolue. Et pourtant il est objectivement vrai que les œuvres sont multiples - ce qui contredit bien évidemment l'absoluité consistante que nous sommes amenés à reconnaître, enfin et définitivement, à telle œuvre dont l'exemplarité proprement métaphysique est le sens, et donc aussi la nécessité, de son unicité. Il faut même aller plus loin dans l'indication de cette pluralité et préciser que par œuvre nous entendons la structure ontologique elle-même (pour l'étant : d'être) comme chose, et non pas surtout une classe de choses. On aurait donc tort, malgré l'orientation des exemples que nous avons utilisés, de cantonner la compréhension de cette notion dans le seul domaine de l'art ou de l'esthétique - à moins précisément de prendre ce dernier terme en son sens le plus littéral, comme on va voir.

Car non seulement il y a des œuvres qui ne relèvent pas de l'art (la Relativité, l'hégélianisme, le Christianisme, etc.) et qui n'en sont pas moins des œuvres parce qu'à définir originellement le domaine de leur pertinence elles sont leur propre condition d'intelligibilité, mais encore il y a des actes qui répondent à cette dernière définition et qui sont donc essentiellement antérieurs, au sens où l'existence dont ils sont alors l'essence l'est toujours chez les hommes : ce sont les "gestes", c'est-à-dire les exploits des héros, mais aussi, en jouant sur le genre du mot français au sens du numen, ce geste du bras que faisaient les dieux grecs et qui scellait le destin des hommes. Un héros, c'est en effet quelqu'un qui se trouve seulement défini par une certaine action dont la suffisance réduit à vanité tant les tenants que les aboutissants (les raisons déterminantes donc la déterminité mondaine, mais pas là consistance puisque l'existence ainsi essentialisée et donc universalisée l'a été par elle ), quelqu'un qui se trouve ainsi littéralement sorti de la vie où tout vaut toujours par autre chose et où rien n'est désintéressé, à la fois au-dessus et en-deçà d'elle parce qu'il en invente le sens en effectuant l'existence comme une certaine consistance dont son geste est dès lors l'inscription irrécusable, à partir de quoi désormais on aura raison ou tort de faire ce qu'on fait.

Remarquons que cela est aussi vrai pour l'atrocité : les tortionnaires et ceux qui déportent ont ouvert la voie à une humanité abominable; et si nous avons été sur la lune avec Armstrong ou pensé l'univers avec Einstein, nous avons aussi massacré les hommes et bafoué l'esprit avec les nazis. Non pas que nous l'ayons forcément fait, mais en ce sens que de tels actes dont l'énormité interdit qu'aucune explication en soit jamais recevable, instituent par cela même une horrible légitimité. Nous l'avons dit, on n'y échappe pas : le mal existe; il est que des consistances abominables de l'existence en général (existence que ce qui fait défaillir toute explication a nécessairement pour essence, avons-nous vu) soient vérités sanctionnantes pour des atrocités dès lors légitimes. Car le mal, précisons encore, n'est pas qu'il y ait en fait des gens méchants (ce qui ne serait qu'un malheur explicable par différents déterminismes mondains et non la réalité du mal), mais c'est par exemple que l'existence soit en toute dernière instance absolument implacable, et que la corrélation métaphorique de cette nécessité avec l'abomination tortionnaire en soit humaine c'est-à-dire légitime. En effet : un nazi, pour garder le même exemple, n'est pas quelqu'un qui aurait commis une erreur sur ce que c'est vraiment que vivre. En d'autres termes, on ne comprend la possibilité du mal en tant que sa notion est seulement possible en droit qu'à y voir un choix dont le caractère humain atteste paradoxalement de la légitimité, un choix originellement sanctionné d'une certaine consistance, disons implacable ou sauvage, de l'existence irrécusable comme telle. Le choix de torturer ou d'humilier n'est humainement possible qu'à ce qu'on y ait raison (qu'on le ramène à une aliénation sociale ou politique, à des pulsions destructrices, à une structure perverse ou à d'autres explications également mondaines, et c'est du malheur qu'on parle : pas du mal). C'est donc seulement du point de vue de la représentation qu'une condamnation en est à la fois possible et nécessaire, mais métaphysiquement - et c'est précisément cela, l'atrocité qui le constitue comme le mal et non pas comme un simple moment du monde - il y a quelque part une légitimité absolue des pires abominations... Cette consistance de l'existence en général qu'on doit forcément supposer pour comprendre l'irrécusable humanité de certaines actions, elle est l'essence d'œuvres où d'actes qu'en ce sens il faut bien qualifier de diaboliques.

On pourrait encore parler, pour en terminer avec cette question du sujet absolument antérieur, des héros de faits divers - et à la limite de ces sujets de représentations qui valent pour eux-mêmes: ainsi Emma Bovary institue-t-elle la vie non pas comme une certaine activité d'écriture (cela, c'est l'œuvre de Flaubert qui le fait), mais comme impossibilité irréductible; ainsi encore les souliers usagés, examinés par Heidegger dans ce tableau dont il n'a rien vu (car il s'y agit toujours et seulement de la définition de la peinture, puisque c'est un tableau), et qui sont bien les sujets d'une existence toute de pesanteur difficultueuse, à par de laquelle seulement la vie du paysan peut avoir son sens. Ajoutera-t-on encore que de ce point de vue les mythes valent pour des œuvres, et qu'il y a toutes sortes de mythes...

On aperçoit donc le paradoxe : chaque œuvre est absolue, définitive et totale, parce qu'en elle il s'agit de la vérité. Et pourtant il y a plusieurs œuvres. Dans un premier moment, on reconnaît bien sûr le caractère réflexif de cette pluralité: si tel film de Fellini est la première des œuvres (les autres n'ont existé que pour la préparer, et les suivantes sont inutiles, puisque désormais tout est dit...) et donc l'invention même de l'existence, je puis bien forcer mon intelligence, qui s'appuiera pour nier l'évidence sur une mémoire que je ne reconnaîtrai pas, à prononcer que d'autres œuvres sont aussi des œuvres. Mais il nous semble qu'une pluralité bien plus réelle dans son essentielle impossibilité est envisageable: celle-là même dont témoigne la diversité des institutions de l'existence (et par conséquent, pour chacun, de la légitimité de sa vie), telle qu'on peut la reconnaître dans l'impossibilité d'unifier ce que nous vivons, nous qui ne nous reconnaissons pas dans la plupart de nos actions. D'où cette question apparemment aberrante : l'existence en général serait-elle donc plurielle?

L'existence en général ou la vérité, nous le savons, il faut la concevoir selon la " consistance " dont l'œuvre est l'irrécusable établissement; de sorte que si l'œuvre est multiple autrement que d'une manière réflexive c'est-à-dire conceptuelle - et malgré le caractère contradictoire de l'idée, il semble bien que ce soit le cas - nous devons poser que l'existence en général est plurielle... En nommant "essence" cette consistance (en quoi l'être (esse) consiste), nous posons donc une pluralité des essences qu'il serait alors absurde de prétendre unifier. Et pourtant ce dernier refus est contradictoire, puisque l'existence en général (car il est bien entendu que nous ne mentionnons pas ceci ou cela comme existant) est UNE par principe, tautologiquement. En effet, et c'est précisément la thèse dont l'absolue nécessité nous est apparue. Mais si ce principe-là était plusieurs?...

L'existence en général serait toujours une, sauf que nous devrions en admettre la pluralité... de sorte que pour chaque individu humain il faudrait employer la notion de vie au pluriel : chacun serait plusieurs vies, c'est-à-dire qu'à partir d'œuvres multiples mais à chaque fois absolument unique (s), une certaine métaphore, sa vie avec son sens irréductiblement propre, en serait comme parallèlement la signification sanctionnée. La thèse paraît folle, j'en conviens, mais elle est simplement la reconnaissance que dans le monde il n'y a pas qu'une seule œuvre.

Folle pourquoi? sinon parce que nous avons l'habitude, à force de confondre la vérité et donc l'être avec la représentation, de concevoir l'existence en général à partir de l'unité de notre cogitation, et implicitement sa consistance à partir de ce que Sartre nomme notre "projet existentiel"? Mais c'est une pétition de principe, puisqu'il n'y a pour chacun de projet unique possible (sa vie, au singulier) que par l'unicité de l'existence en général dont ce projet est l'assomption. Entre une pétition de principe et la nécessité de nier que toutes les autres œuvres soient des œuvres, il faut choisir. Contre l'unicité actuelle de ma réflexion, je pose qu'en moi il y a des vies parce que je vis à partir d'une pluralité d'œuvres qui fait que ces vies sont des sens, que nous nommerons en référence à Leibniz des "incompossibles". Et puisque cela conditionne la possibilité vitale de tout, nous dirons que ces sens (la métaphore de la consistance dont chaque œuvre qui m'a fait humain est à chaque fois l'origine) relèvent essentiellement de l'esthétique, au sens littéral annoncé plus haut. Car si je vois, c'est que des choses - pas n'importe lesquelles - se sont révélées pour instituer l'existence en général à chaque fois comme une certaine et définitive visibilité, et par conséquent ma vie que chacune autorisait comme une certaine vision (en cela donc, et réflexivement : je ne vois pas, mais j'ai des "visions"- car à vivre de Picasso, je ne renie pas Van Gogh; et pourtant ils s'excluent, puisque l'existence en général en quoi tel ou tel tableau consiste, c'est l'absolu) ; et si j'entends, c'est que d'autres œuvres n'étaient faites que pour instituer à chaque fois d'une certaine audibilité l'existence en général, etc... Et qui nierait de toute façon qu'il y ait des pans entiers de notre vie (mais s'ils sont entiers, alors ce sont bien des vies...) qui soient façonnés par des œuvres que nous n'avons d'ailleurs pas nécessairement approchées ?

Nous récuserons donc la notion habituelle d'un sujet humain qui devrait être absolument un parce que l'origine de ce sujet, dans l'exclusivité qui la définit, est néanmoins toujours plurielle (si Sartre m'apprend à penser, mais aussi Lacan, c'est Beethoven mais aussi Bach qui m'apprend à écouter, etc.). Non pas donc que nous niions que ces vies ne se réfléchissent dans l'unité de la vie individuelle, mais nous nions réflexivement que pour chaque être humain la vie individuelle ait un seul sens, parce que s'il n'y a de vie que par l'UN dont nous avons reconnu le sujet (l'un n'est pas mais toute vie est qu'il y ait de l'UN), il ne peut pas y avoir, à cause de la pluralité indéniable de ce sujet, une unité personnelle totale : c'est tout dans l'homme qui est personnel, et la maîtrise absolue qui définit l'humain est aussi bien absolue et totale dans tel ou tel moment de la vie que dans tel autre qui lui est juridiquement exclusif : dans le même individu, celui qui parle n'est par exemple pas nécessairement le même que celui qui écoute, ni celui qui est doux celui qui est brutal, ni celui qui est intelligence celui qui est sot (on pourrait même montrer qu'il y a des existences de bêtise possibles chez les gens les plus ouverts), mais il est à chaque fois, dans 1'"incompossibilité", engagé dans une relation de droit à l'existence : des attitudes éventuellement contradictoires ont une légitimité qui s'assure à chaque fois absolument et donc exclusivement dans l'existence, puisqu'à chaque fois. elles sont humaines.

 

Conclusion

 

On ne peut concevoir la personne qu'à reconnaître l'antériorité de la vérité sur la vie parce que celle-ci doit s'en autoriser (elle n'est humaine qu'à être valable et pas simplement réelle), et qu'à reconnaître l'antériorité de la vérité sur elle-même (que la vérité ne soit pas un dernier fait métaphysique, qui resterait comme tel stupide et inerte, dont rien ne pourrait dès lors s'autoriser).

On appelle " génie " l'antériorité de la vérité sur elle-même : la nécessité qu'elle soit vraiment (par opposition à réellement) la vérité, autrement dit l'impossibilité qu'on en ait jamais fini avec l'œuvre, dès lors qu'elle en est une. Définir la personne comme sujet de droit, c'est la définir à partir de la vérité et donc, à cause de l'antériorité à soi qui la définit, à partir du génie.

Subjectivement parlant, le génie est une notion éthique : elle ne concerne pas un " don " qu'on pourrait imputer à une Nature impersonnelle et aveugle et qui dédouanerait chacun de sa responsabilité (on ne serait pas plus responsable d'être ou non " doué " qu'on est responsable de la couleur de ses yeux ou de sa peau), mais au contraire c'est le refus d'avoir cédé sur le fait qu'on est singulièrement soi-même - et pas n'importe qui (un représentant anonyme de l'humanité en général : celui que n'importe qui aurait été à notre place) que nous reconnaissons au principe des œuvres et qui se trouve impliqué dans la reconnaissance que nous éprouvons malgré nous envers leurs auteurs (alors que l'idée de gratitude envers un individu caractérisé par une aptitude naturelle rare est absurde, même si cette aptitude se révèle utile aux autres). Les " créateurs " nous donnent ce que nous ne savions pas manquer : la vérité (pour nous à chaque fois partielle) dont nous pourrons dès lors nous autoriser, c'est-à-dire le lieu où notre parole (ou au contraire notre démission dans la conformité aux impératifs communs) peut être vraiment la nôtre. C'est de cette éventualité seule que la personne se définit.

On appelle humanité cet ensemble de vivants dont quelques-uns font que tous les autres ont raison de vivre.

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7 mai 2007 1 07 /05 /mai /2007 17:56
On appelle humain ce vivant dont l'existence a basculé du fait au droit. Non seulement rien de notre vie n'échappe à la norme, mais l'existence elle-même apparaît comme un bien dont le prix, parfois exorbitant, interdit qu'on la confonde avec le seul fait que nous existions - fait que la simple douleur occasionnée par une piqûre d'épingle devrait alors suffire, remarque Malebranche, à nous faire récuser. Et puis la possibilité que nous sommes proprement d'engager notre vie, de la risquer et même de la donner en institue forcément l'essence dans un ordre qui, pour toujours à décider qu'il soit, s'entend comme exclusivement juridique : si nous ne vivons qu'à avoir des raisons de vivre, même éventuellement inavouables, c'est bien que nous avons raison de vivre et que nous aurions tort de ne pas tenter de surmonter les désagréments ou les difficultés qui peuvent se présenter, du moins tant qu'ils ne contredisent pas dans leur détermination ou leur intensité cette essence aussi normative que mystérieusement énigmatique de la vie à laquelle nous nous référons toujours pour, précisément, avoir raison de vivre encore... Plus originelle que notre existence elle-même parce que celle-ci s'y trouve axiologiquement soumise dans la possibilité qu'un jour " la vie ne vaille plus la peine d'être vécue " se trouve donc une sorte de savoir de la vie, de vérité première sur l'existence, où se décide finalement que nous ayons raison ou tort de vivre, c'est-à-dire que nous vivions ou que nous mourrions - jusqu'à ce qu'éventuellement le prix finisse par être trop élevé. Autrement dit, ce ne sont pas les discours éventuellement sublimes que je puis me tenir sur la dignité qui font que la vie m'est pour le moment acceptable (Kant : quelles que soient les conditions qui me sont faites, je dois vivre car il serait absurde d'envisager que je puisse avoir raison de me soustraire aux obligations qui sont inhérentes à ma vie), mais c'est une certaine vérité que je ne connais pas mais qui pourra bien apparaître a contrario quand l'âge, la maladie ou un accident m'auront mis dans des conditions d'existence telles qu'aucune autre pensée ne me sera plus possible que " vivre, ce n'est pas cela ".
Ainsi chacun sait-il sans erreur possible qu'il y a des moments où vivre est une lâcheté et d'autres où c'est un acte d'héroïsme, et aussi que cette certitude purement représentative n'enseigne rien de ce que nous ferons réellement quand d'aventure il s'agira de vivre lâchement ou héroïquement. Ce qu'on traduira en disant que l'être humain s'entend toujours d'un devoir originellement ordonné à une vérité interdisant à son existence d'apparaître comme le dernier degré de la complexité naturelle. Car le je dois, avec l'alternative d'avoir tort ou d'avoir raison qui lui est corrélative, n'est pas le simple repli d'une vie que sa complexité extrême structure en réflexion, mais c'est la nécessité pour cette vie qu'elle relève de la vérité avant de relever d'elle-même. En d'autres termes, ce n'est pas la réflexion même rationnelle qui rend l'existence proprement humaine parce qu'on pourrait encore n'y voir qu'une analogie naturelle en disant que l'homme agit dans sa sphère selon le devoir exactement comme les animaux agissent dans la leur selon l'instinct, mais c'est la vérité, en tant qu'elle n'est pas dans la vie mais que c'est la vie qui est en elle - puisqu'elle peut s'y voir condamner, au-delà de toute argumentation qui n'en serait encore qu'un moment.
Ainsi appartient-il à ce vivant particulier que l'évolution a produit tel qu'en lui la vie se décide au lieu de se passer, qu'il relève, jusque dans le fait même de son existence, d'un droit qu'il est évidemment seul à pouvoir appliquer mais dont il ne saurait, pour cette raison précisément qu'il en est justiciable, être lui-même le principe - car si je puis avoir raison ou tort c'est bien que je ne décide pas de la vérité. Si la personne s'oppose à l'individu comme le sujet de droit s'oppose au sujet de fait, l'intelligence de cette notion est celle de la vérité dont chacun doit depuis toujours s'être autorisé.
 
L'origine de la personne
 
Définir l'humanité par l'absolue essentialité du droit qu'on signifie en disant que l'homme ne vit qu'à avoir raison de vivre, ce n'est pas désigner un certain vivant comme exhaustivement constitué d'un ordre qu'on appelle symbolique, mais c'est considérer l'être humain comme une personne, notion qui est celle d'un sujet de droit et qui s'oppose à celle de l'individu, sujet de fait : non seulement on est humain à ce que l'individualité relève de ce droit que signifie pour nous la notion d'identité symbolique, mais encore la vie individuelle est précisément ce que la personne humaine se constitue de pouvoir récuser, au moins en droit (car en fait, il faut accorder à Schopenhauer que l'argument " je pourrais mettre fin à mes jours tout de suite si je le voulais " renvoie à une éventualité purement abstraite). La norme autrement dit ne doit pas s'entendre d'une manière anthropologique comme la modalité essentielle de la vie, parce qu'on n'y définirait que le fait humain, à savoir la nécessité qu'il y ait pour n'importe quoi des règles dont le système définit la culture particulière dont relève forcément n'importe quel individu appartenant à l'espèce des hommes, mais elle doit s'entendre de manière métaphysique comme la nécessité que la vie elle-même, tout entière et comme telle, soit acceptable, si c'est qu'elle soit personnelle avant d'être individuelle qui la fait humaine. Non naturelle en ce que l'existence n'est jamais pour celui qui la maîtrise dans son fait une inertie qu'il subit mais toujours un bien qu'il choisit - car la force des choses ne suffit pas à justifier que je sois vivant : c'est surtout que je veux (bien) l'être -, la vie s'inscrit comme humaine dans l'énigmatique nécessité pour chacun de ne vivre qu'à avoir raison, et non pas tort, de vivre. Comment l'ordre d'un tel droit peut-il se constituer ? Quelle est, autrement dit, l'origine de la personne?
Le domaine pur du droit où celle-ci trouve par principe à se définir, la philosophie héritière de Hegel nous enseigne qu'il faut le penser à partir de la reconnaissance : la thèse communément admise est que les personnes se constituent d'être reconnues, et d'autant plus concrètement qu'elles sont plus assurées de la réciprocité ; de sorte qu'en ce procès il faudrait voir la substitution de la personne humaine à l'individualité naturelle (ce qui présenterait en outre l'avantage de poser la question de la vie personnelle, qui nous intéresse, sur le terrain phénoménologique déjà bien exploré de l'intersubjectivité). Seulement, on oublierait l'essentiel à opérer une telle réduction, à savoir qu'il n'y a de reconnaissance possible que de quelqu'un qui est susceptible d'avoir raison, et qui n'est précisément quelqu'un - une personne - qu'à ce que cette possibilité de principe lui soit propre. La propriété, non pas surtout de la vérité dont il faut au contraire souligner qu'elle est extérieure à la vie puisqu'elle est décide, mais de la sanction (jusqu'à présent positive) dont cette vérité est le principe, cette propriété, donc, n'est pas constituée de la reconnaissance, qui la suppose bien au contraire : seul est en général susceptible d'être reconnu celui-là que la vérité sanctionne déjà, puisque c'est seulement depuis cette sanction qu'il peut être reconnu, et non pas simplement constaté. En effet : on constate l'existence de l'individu, mais on reconnaît celle de la personne ; et comme la reconnaissance s'oppose à la constatation comme le droit s'oppose au fait, il faut admettre que ce qu'on reconnaît est une réalité inséparable de sa propre juridicité. Concernant l'origine de la personne individuelle, on traduira cette nécessité en disant que ne peut être reconnu dans l'absolu de sa personnalité que celui dont la vie n'est pas un fait mais déjà un bien : la reconnaissance ne peut par définition porter que sur quelque chose dont la nature est déjà juridique. La reconnaissance ne constitue donc pas la juridicité du sujet, autrement dit son statut de personne, puisqu'elle l'a au contraire pour motif conditionnant.
Ce droit préalable dont la reconnaissance est précisément reconnaissance, on sait que Hegel la fait figurer dans le risque mortel qui seul peut manifester que la volonté est supérieure à l'être-là naturel - l'esclave se faisant non-personne de ne pas affronter la mort, c'est-à-dire d'en rester au moment subjectif de son humanité. Or cela, nous ne pouvons pas l'admettre, car à constituer la personnalité dans cette épreuve, nous commettrions l'erreur d'admettre naïvement l'équivalence de l'être et de la représentation. Ce qui se trouve établi de cette manière, en effet, c'est seulement que celui qui en apparaîtra (même à ses propres yeux) comme l'esclave ne s'est pas représenté comme humain. Il n'est en d'autres termes pas du tout établi qu'il ne soit pas humain, puisque rien n'autorise à identifier immédiatement l'être à la représentation, ou plus exactement que la reconnaissance permettant qu'on le fît ne vaudrait que dans le cas du maître, parce que ce cas est précisément celui de la représentation réalisée. On aperçoit ainsi que le risque mortel, où Hegel voyait l'origine du sujet dont le vouloir était le premier droit, n'est en réalité que la représentation, au sens théâtral, de la personnalité et non son institution que dés lors il faudra chercher ailleurs. L'essentiel n'y est en effet justement pas d'être une personne, mais de seulement (se) montrer qu'on en est une, c'est-à-dire en réalité de faire disparaître la personne sous sa représentation, comme la vie propre de l'acteur disparaît sous la phénoménalité du personnage imposée par le regard des spectateurs - laquelle phénoménalité suppose toujours bien ce que nous cherchons à comprendre, à savoir que l'acteur trouve la vie qui lui est faite encore assez bonne pour l'assumer. Cependant on ne niera pas que le domaine du droit effectif soit celui de la représentation, puisque c'est l'extériorité des vouloirs qui le constitue ; mais force est d'admettre qu'il relève d'une origine plus originelle que lui-même, si l'on peut dire, puisque la représentation dont il est l'ordre n'a de sens qu'à être celle d'une personne préalable.
Et puis on ne soulignera jamais assez les conséquences effroyables, d'ailleurs contenues dans la simple mention de l'esclavage, d'une conception du droit où la représentation et l'être seraient simplement identifiés. Car à ce compte-là, l'énorme majorité des humains qui préfère courber l'échine et se conformer plutôt que d'affirmer sa liberté échapperait à la personnalité, la liberté y restant en effet purement subjective, et donc "sans réalité". Identifier la personnalité, c'est-à-dire l'humanité, à sa représentation est donc une thèse qui n'est pas seulement irrecevable pour la raison logique qu'elle ne vaut que pour la seule figure du maître consistant à identifier la vérité avec la représentation (seul est vraiment humain celui qui s'est représenté comme tel) -, mais qui l'est aussi pour la raison morale qu'elle revient à exclure de l'humain la majorité des hommes, ceux-là même qui sont encore et toujours humains d'avoir choisi de croire qu'on pouvait indéfiniment trouver des arrangements, et d'avoir eu tort de faire ce choix. Car seul un sujet de droit, une personne autrement dit, peut avoir tort - vraie raison qui montre l'antériorité ontologique de la personne sur une reconnaissance dont il est dès lors absolument impossible d'accepter qu'elle soit jamais conditionnelle.
Quant à la thèse selon laquelle la reconnaissance qu'on dit institutrice de la personne le serait précisément de n'être reconnaissance que de reconnaissance, dans la pure formalité de l'institution du droit comme tel, c'est une abstraction ou un coup de force, selon le point de vue qu'on prendra : abstraction parce que c'est ce qu'on peut formaliser en partant du fait qu'il y a des personnes ; et coup de force parce qu'à poser une telle origine on saute à pieds joints dans un domaine tout constitué, celui du droit, alors que c'est au contraire dans la nécessité qu'il se constitue toujours à nouveau que réside son essence. Car si la reconnaissance qui institue le droit n'est possible qu'à porter sur une légitimité préalable (sinon il peut bien y avoir quelque chose à constater, mais il n'y aura rien à reconnaître), cette essence n'est intelligible que comme le mouvement par lequel le droit se constitue de se précéder juridiquement lui-même (ce qu'on peut traduire simplement en disant qu'il n'y a jamais de droit que ce ne soit à bon droit).
 
Maîtrise originelle de l'humain.
 
Que celui qui prendra la figure de l'esclave soit de toute façon déjà, c'est-à-dire originellement, un sujet de droit, c'est ce qu'on ne saurait nier dans le moment même où l'on constate sa lâcheté. Qu'est-ce qu'un lâche, en effet, sinon un individu pour qui il est réellement vrai - quoi qu'il s'imagine - que rien ne vaut de mourir ? Réponse qui ne manifeste donc surtout pas la suprématie de l'être-là naturel sur l'humanité mais qui reste irrécusablement un rapport à la vérité, rapport en quoi consiste toute une conduite que pour cette raison il est impossible de ne pas reconnaître d'essence exclusivement juridique c'est-à-dire personnelle. La lâcheté en d'autres termes est totalement l'humanité elle-même, puisqu'on ne peut refuser la mise en cause de la vie qu'au nom d'une certaine vérité dont la vie relève avant toute représentation, une vérité qui comprenne originellement la vie et ne soit pas comprise en elle, et qui institue précisément la lâcheté comme une réponse, peut-être fausse dans notre représentation mais en tout cas réelle, à la question de la vérité de la vie. Or notre thèse est précisément qu'une telle réponse n'est possible que comme une confrontation originelle à la possibilité de mourir c'est-à-dire dans ce que le texte hégélien nous fait nommer une maîtrise.
On ne s'étonnera de nous voir définir la lâcheté comme une sorte de maîtrise qu'à confondre cette dernière avec la représentation qui peut, ou non, en être donnée, c'est-à-dire qu'à s'enfermer dans l'unilatéralité du critère de la reconnaissance dont nous venons de montrer l'absurdité. Est-ce donc qu'il y aurait une maîtrise sans manifestation, puisque la manifestation de la maîtrise telle qu'elle se trouve décrite par Hegel est récusée être la maîtrise elle-même? Bien sûr que non : la lâcheté elle-même est manifestation irrécusable de la vérité originelle qu'on vient de dire, c'est-à-dire de l'institution d'une certaine vie (de faiblesse ou d'humiliations) comme finalement acceptable, la vérité de la vie étant ce qu'elle est. Mais alors, répondra-t-on, si elle est acceptable, c'est qu'elle aurait pu être inacceptable ; et on ne voit pas dés lors comment la lâcheté pourrait être une sorte de maîtrise c'est-à-dire de confrontation à une mort préférée à la vie, puisqu'elle consiste précisément à tout accepter. Eh bien justement non : à s'enfermer dans l'idée représentative qu'on se fait habituellement de la maîtrise, on s'empêche de constater que celui qu'on appelle lâche l'est précisément à refuser cette vie que sanctionne la représentation positive, dans une préférence de la mort que celle-ci nous faisait croire exclusive à cette seule maîtrise qu'elle sanctionnait. Ainsi chacun de nous a entendu parler de ces gens qui ont tout de suite "baissé les bras" quand beaucoup de possibilités restaient objectivement exploitables, qui se sont rendus à l'ennemi quand la lutte ne faisait que commencer, qui se sont laissés conduire à l'abattoir comme des moutons quand une insurrection même hasardeuse eût pu les sauver (à échouer, elle n'eût de toute façon pas eu d'autre résultat que celui que leur renoncement rendait certain). Comment comprendre cela autrement que comme l'effectivité d'une vérité plus originelle que la vie qui s'en trouve ainsi décidée, une vérité par laquelle une vie qui n'est plus possible que dans la lutte et la force se trouve négativement sanctionnée (exactement comme dans le cas du courage elle l'aurait été à n'être plus possible que dans le renoncement et l'humiliation) ? Au principe même de la lâcheté comme à celui du courage le plus héroïque, on retrouve ainsi l'alternative de vivre et de mourir dont on ne peut nier qu'elle soit l'ordre même de la décision d'être humain ; et on la retrouve comme ce que l'humain qui existe a toujours-déjà rencontré et donc surmonté. Car cette alternative, ce n'est pas l'acte au terme duquel celui-là seul qui risque effectivement sa vie a réellement droit au titre de personne, parce qu'on y confondrait la vérité de l'humanité avec la représentation d'être humain, mais c'est le fait même qu'il vive puisque la vie, pour humiliante par exemple qu'elle lui soit, est encore un bien, une entité juridiquement constituée comme bonne. Qu'elle l'ait été comme mauvaise, et c'était le choix de la mort : le même chez le héros et chez le lâche, dont l'égale maîtrise - "plutôt la mort que cette vie-là" - ne diffère ainsi que par sa détermination. [ce passage a été repris dans Éthique et Vérité pp.23-26]
Si donc c'est que la vie ne soit pas le bien ultime qui fait la personne, ordonnée qu'elle doit être à un bien supérieur par principe impossible à représenter mais par quoi seulement les valeurs dont elle est l'effectuation sont elles-mêmes valables, alors c'est que la lâcheté est encore une forme de maîtrise: non seulement celui qui est lâche et qui accepte toutes les servitudes n'est pas moins humain que celui qui se représente dans la noblesse de les refuser, mais encore il relève de cette structure de noblesse dont la conduite effective du maître n'est que la représentation, puisque cette vie dont je peux m'imaginer que je ne la voudrais point, l'esclave la trouve réellement acceptable, c'est-à-dire positivement sanctionnée par la vérité dont il s'autorise forcément (celle, irreprésentable, par quoi sa vie est encore un bien) dès lors qu'il vit. Ainsi, même le dernier des lâches est originellement un Maître, au sens où Lévinas souligne que l'autre visage institue originellement mon existence en devoirs et non pas en droits (lesquels n'ont précisément qu'une réalité de représentation). En deçà de la représentation, l'humanité se révèle donc dans le caractère absolu et ainsi principiellement inaliénable de la personnalité du vaincu : humain, il est essentiellement digne, quand bien même c'est en indignité que s'épuise sa représentation, puisqu'on ne saurait choisir l'indignité que ce ne soit encore au nom d'une vérité à laquelle il vaut toujours mieux mourir que de renoncer - définition même de la noblesse. La maîtrise qu'il est donc impossible de ne pas reconnaître à tout être humain est ainsi l'objection qui balaie toute possibilité de discrimination entre les hommes quant à leur humanité, si monstrueuses ou aberrantes que puissent être leur conduites. Il n'y a pas de différence entre dénoncer l'identification de la vérité à la représentation, et souscrire à l'affirmation apparemment révoltante de Lévinas selon laquelle l'autre, quel qu'il soit, n'est possible que comme (mon) maître.
Impossible, donc, de jamais discuter l'humanité de quelqu'un, mais impossible aussi de jamais discuter cette vérité dont l'antériorité le fait précisément humain.
Certes, la représentation de la dignité est plus exaltante que celle de la soumission - mais voilà: celui qui se soumet et renie son humanité n'est pas moins digne ni moins humain que celui qui se révolte au nom de sa dignité d'homme, puisque c'est le caractère juridique du sujet qui fait la maîtrise c'est-à-dire la personne (d'être sanctionné par un critère dont l'horizon constitutif soit la préférence de la mort), et non la détermination de ce caractère. Qu'on n'objecte donc pas à la nécessité ainsi établie de toujours reconnaître n'importe quel homme comme absolument humain la pluralité des opinions qui imposerait à chacun de reconnaître seulement ceux dont la vérité antérieure donnerait lieu à ce type de représentation dont il se réclame (ainsi exclurait-on ceux qui n'appartiennent pas à notre culture particulière, sans que d'ailleurs on puisse jamais fixer de limite au refus de reconnaître, puisqu'à toujours particulariser il y a finalement autant de cultures que d'individus). Qu'on n'objecte pas non plus l'impossibilité dans laquelle nous sommes de ne pas juger inacceptables certaines vies dont d'autres humains s'accommodent pourtant, puisqu'il s'agit là seulement de l'exigence, purement tautologique dès lors qu'on se représente soi-même, de ne vivre qu'à condition que ce soit conformément à ce qu'on s'imagine de la vie, alors que l'essence de la vérité où la vie se juge réellement implique au contraire qu'elle échappe à toute possibilité de représentation. Assurément, je préférerais mourir plutôt que devoir vivre à la façon de certaines personnes : sénilité, maladies atrocement invalidantes, mais aussi ignorance et inculture, "esprit de sérieux", bassesse et trivialité des préoccupations, indifférence à la souffrance des hommes et des bêtes, ou encore soumission à des traditions niant l'individu, à des croyances inhumaines, à la violence de l'exaltation communautaire, etc. Mais par là j'énumère seulement l'autre imaginaire que je m'imagine ne pas être. Car en vérité le fait irrécusable que je vive se décide ailleurs, comme peut-être un jour celui que je ne vive plus, ou que j'accepte malgré tout une existence ignoble. L'impossibilité de confondre la vérité avec la représentation est proprement l'impossibilité de récuser ce qu'on ne fait que se représenter.
C'est qu'à confondre la vérité avec la représentation, on se met dans l'impossibilité logique de se poser la question de la valeur des valeurs, dont nous apercevons qu'elle concerne quelqu'un dans son identité personnelle, dès lors qu'on ne prend plus cette identité pour la détermination du personnage. La noblesse ou la vilenie, pour nous en tenir aux valeurs expresses de la représentation, n'existent jamais en soi mais toujours à partir d'une vérité irreprésentable qui les sanctionne comme valeurs... valables. C'est un argument très réel des partisans de l'inégalité des humains en humanité de souligner que certaines cultures rendent absolument impossibles la réflexion, l'intériorité, ou même simplement l'esprit critique qui constituent pour nous la toute première condition d'un accomplissement individuel, quand ces cultures ne sont pas purement et simplement la négation de l'humanité de la personne (système de castes, considération de la femme comme un bien dont on dispose, mutilations de toutes sortes...) : des vies entières de conformisme naïf ou haineux, de superstition et de soumission à des idoles sanglantes paraissent à l'occidental cultivé d'aujourd'hui une inhumanité horrible à laquelle son époque lui offre la possibilité d'échapper, et dont il ne se considère à la limite pas tenu de reconnaître comme vraiment humains les représentants. Mais c'est qu'ils oublient que l'humain est précisément ce vivant qui évalue les valeurs, pour reprendre la formule nietzschéenne, au lieu de les subir vitalement comme le fait par exemple un animal en discernant une proie dans un autre animal. Car si c'est la vie qui est le critère des valeurs, ce ne peut être elle qui est le critère de la valeur des valeurs, puisque c'est précisément l'humanité d'accorder une valeur relative à la vie : elle n'est pas l'horizon irreprésentable de toute valeur, mais l'objet le plus global qui figure dans cet horizon, puisqu'on peut aussi bien la sauvegarder que la donner, y renoncer que la vouloir. L'essentiel n'est donc pas qu'il y ait une conduite noble et une conduite vile, mais que la noblesse comme la vilenie ne soient pas ultimes puisqu'elles ont elles-mêmes à être évaluées et que cette évaluation s'entend originellement comme une sanction positive autorisée d'une vérité toujours extérieure. Le courage ou la lâcheté, en tant que conduites réelles de personnes. humaines, sont irrécusablement des réponses à la question de la valeur de la vie.
L'humain est donc ce vivant pour lequel les valeurs sont conditionnées quant à valoir avant de faire valoir. Ce qu'on peut encore traduire par la définition suivante : l'humain est l'être pour qui la vérité est seule à compter, quand c'est malgré tout la vie qui importe. Plus simplement, la question de l'être humain entendu comme l'être personnel se confond avec celle du mécanisme juridique qu'on signifie en disant que les valeurs ont d'abord à valoir ou en disant que l'essence du droit, ordre de la personne comme telle, réside dans sa propre antériorité. L'analyse de la structure du droit révélera donc celle de la personne.
 
La double métaphore du droit
 
A l'impossibilité qui vient d'être établie d'identifier l'humain à sa représentation, on opposera cependant la nécessité de ne pas réduire la personne à la pure subjectivité, une légitimité sans extériorité ne pouvant bien entendu pas en être une. Aussi ne nions-nous pas la nécessité du moment représentatif, mais seulement la conception absurde du droit qu'impose, à travers la théorie de la réciprocité des reconnaissances, son hypostase en origine absolue - et qui serait précisément qu'on identifie la personnalité c'est-à-dire l'humanité à la "représentabilité" ("respectabilité" n'est pas loin, comme on voit). Or le paradoxe ici, c'est que le " réel ", dont la représentation est par définition toujours l'écart, doit être originellement juridique c'est-à-dire déjà constitué d'une irréductibilité elle-même juridique du droit au fait (à commencer par celui qu'il constituerait lui-même : c'est un fait qu'il y a le droit). Car c'est la personne, dont la réalité n'est envisageable qu'en droit, qui accède à la reconnaissance ; de sorte que si cette dernière institue le droit comme l'extériorité des volontés, elle le fait d'un droit plus originel qu'elle-même auquel elle se substitue pour le signifier : de sorte que ce n'est plus la maîtrise originelle de l'humain (que tout homme préfère toujours la mort à l'inacceptable) qui sera au principe des droits réels, mais bien sa reconnaissance par les autres ; ainsi le "droit naturel" est-il l'énoncé de tout ce qu'implique la reconnaissance, et l'interdiction de tout ce qui la contredit.
La métaphore est dès lors la structure de cette exclusion : substitution pour signifier la personne d'un signifiant à un autre, à savoir de sa reconnaissance à son existence déjà juridique (en tant qu'elle est à elle-même la preuve de son acceptabilité, puisque c'est personnellement qu'elle a lieu). Qu'il soit dans l'essence du droit de se précéder lui-même, c'est donc ce que la nécessité pour la reconnaissance de ne jamais porter que sur du déjà légitime, elle qui en est positivement l'institution, contraint à désigner sous le terme de "métaphore juridique". En ce sens, la personne effective n'est jamais que métaphorique sans qu'aucun fait premier puisse jamais être supposé (à commencer par celui du droit, qui ne serait comme tel qu'un fait parmi d'autres).
L'essence métaphorique du droit et donc de la réalité personnelle, on peut très facilement la mettre en évidence au moyen d'un exemple banal. Imaginons une revendication quelconque, disons salariale. Si le travailleur revendique, ce n'est pas au nom de son désir de gagner plus d'argent qui ne relèverait que du fait et impliquerait seulement l'engagement d'une épreuve de force, mais c'est au nom d'une légitimité qu'il aperçoit forcément comme telle, d'un droit à gagner plus qui lui paraît être le sien sans qu'il ait jamais eu à en décider, et dont pour cette raison précisément il est impossible qu'il n'exige pas la reconnaissance institutrice d'objectivité. Elle ne viendra pas nécessairement, mais cela restera sans incidence aucune sur la légitimité de la revendication elle-même. Or cette reconnaissance, si elle advient, c'est elle qui va rendre signifiante la revendication (on signe une nouvelle convention salariale) en la convertissant en sa propre représentation (dans une discussion ultérieure, le travailleur pourra arguer de la convention signée). Et la corrélation de la reconnaissance et de la représentation où l'employeur verra seulement la légitimité a posteriori de la demande ("vous avez raison de citer ce chiffre, puisque c'est celui qui a été convenu"), nous devons bien constater qu'elle s'identifie au passage de la légitimité première "sous la barre de la signification" : refoulée de l'ordre social qui se constitue précisément de son absence (c'est la convention signée qu'il faut respecter, non la légitimité dont elle est la reconnaissance), elle n'en continuera pas moins de travailler par en dessous des situations où elle pourra faire retour (par exemple la hausse des prix pourra conduire à ce qu'on dénonce comme inique l'accord où le droit était pourtant clairement signifié). On voit bien là non seulement que la vérité ne peut pas s'identifier à la représentation (ou plus exactement que leur identification est un effet exclusivement idéologique, que dans notre exemple on pourrait appeler, en manière de clin d'œil lacanien et en pensant à Marx découvrant "la forclusion de la plus-value" au principe du discours capitaliste, la "métaphore patronale"), mais encore qu'il n'y a de droit possible que par l'impossibilité de dire une légitimité première : une prétention peut être légitime, elle ne sera pas entendue si elle n'est pas légale, précisément parce que la légalité se constitue de signifier la légitimité. Et ce mécanisme de substitution par lequel c'est un signifiant (dans l'exemple, la convention) qui se substitue à une vérité propre ainsi rendue impossible à dire, c'est ce qu'on peut aussi bien indiquer dans le cadre d'une interrogation sur la personne en disant qu'il s'agit de passer d'une légitimité qu'on est à une légitimité qu'on a, puisque ce n'est pas la maîtrise originelle qui s'effectue en droits réels mais la reconnaissance : ce n'est pas la légitimité antérieure à la reconnaissance de la revendication qui la rend signifiante, mais sa légalité postérieure. Ainsi le droit n'advient-il qu'à se scinder de sa propre antériorité : ce n'est pas par la légitimité qu'elle sanctionnait que la convention salariale de notre exemple est signifiante, mais par l'ensemble des autres règlements et conventions qui forme le droit du travail. Cette métaphore où la légalité se constitue de rendre la légitimité impossible à dire, c'est ce que nous appellerons le premier niveau (pour nous et non pas en soi) de la constitution du droit. [ce passage a été repris dans Éthique et Vérité, pp. 50-51]
Si la reconnaissance où se motivent les droits réels interdit que la légitimité originelle puisse être signalée, celle-ci, qu'on vient de décrire comme préférence de la mort à l'inacceptable, interdit à son tour que le critère par quoi ce dernier est précisément tel puisse lui-même être énoncé. C'est-à-dire que la reconnaissance installant le sujet à se représenter dans le droit, est à son tour la métaphore d'une personnalité dont la représentation qu'elle est de son propre devoir vivre (représentation qui est le motif de l'exigence de reconnaissance) métaphorise la raison qu'elle a de vivre : celle-ci ne s'entend pas selon l'indication qu'on pourrait donner du critère par lequel vivre serait valable, mais par la certitude cogitative, dès lors définitivement coupée de sa justification, qu'on a, pour le moment encore, raison et non pas tort de vivre. Ecartée par la constitution de la réalité personnelle autrement dit par la reconnaissance dont le cogito est la répétition pour soi, la maîtrise originelle, qui est la noblesse ou encore l'humanité de l'humain, est à son tour l'écart de son critère (qui concerne la vie comme telle et par conséquent ne peut figurer en aucun moment de celle-ci) et donc - à cause de ce caractère second - sa forclusion : impossible de jamais énoncer ce que signifie qu'on ait raison de vivre, précisément parce que c'est cela qui est reconnu dans l'institution de la personne réelle et que celle-ci est déjà le refoulement de notre humanité de principe (seul ce qui est légal peut être signifié). Les droits dont on jouit positivement et dont la reconnaissance de ceux qu'on reconnaît est le principe - et ils ne peuvent reconnaître qu'une personne humaine, c'est-à-dire un sujet constitué de l'irreprésentabilité de sa raison de vivre - sont ainsi formellement intelligibles dans la légitimité qui les définit selon la métaphore au carré de cette vérité originelle doublement perdue, par laquelle seulement nous sommes humains : le refoulement de la personne en sa représentation pour la positivité du droit est lui-même la métaphore de la vérité originelle dont l'irreprésentabilité assure la représentation de soi, dans le cogito de la vie qui se continue d'être personnelle. Originel à la personne comme celle-ci l'est à son droit, il faut donc poser à travers une double "métaphore" où se conditionne toute légitimité ce qu'on nommera énigmatiquement un principe originel de légitimité, que le sujet personnel peut encore moins se représenter quand il continue de vivre que le sujet psychologique ne peut se représenter ce qu'il cherche vraiment dans tout ce qu'il désire.
Le droit dont la personne effective est le sujet apparaît ainsi procéder d'une légitimité plus originelle que celle qui se trouve au principe de la reconnaissance, parce que cette légitimité (la maîtrise originelle) en est elle-même la métaphore : il y a une nécessité, dès lors forcément absolue, dont la vie humaine accède à la reconnaissance d'être précisément la métaphore, et qui est celle de la raison de vivre. C'est-à-dire que le caractère légitime de la vie, dont le fait même de vivre est chez l'homme l'irrécusable témoignage, révèle que le principe originel dont la personne humaine réelle est l'effectuation (au sens où la légalité effectue la légitimité), que ce principe, donc, a lui-même pour essence paradoxale d'être absolument légitime. Il est quelque chose dont on peut dire que "la vie" est, comme valable, le signifiant métaphorique et ainsi son critère, puisque ce que la métaphore signifie est le critère de sa pertinence. Ainsi apercevons-nous que tout droit ("naturel" ou positif) procède d'une légitimité originelle qui est la préférence de la mort qu'on vient d'exposer, mais que cette légitimité procède elle-même en dernière instance de l'absolue nécessité de ce que la vie a à être métaphoriquement. Aucun droit n'est par conséquent jamais possible qu'il ne se fonde, selon la double métaphore qui structure ainsi la personne, sur l'absolue nécessité de ce à quoi la vie se rapporte nécessairement pour être personnelle, c'est-à-dire valable. Ce critère dont la nécessité dès lors métaphysique apparaît ainsi comme l'origine de tout droit possible, nous l'appréhendons pour le moment par son absolue antériorité, qu'il convient donc d'expliciter.
 
L'antériorité absolue
 
La raison - par opposition à l'éventuel tort - de vivre, c'est la raison qu'il y ait la vie, c'est-à-dire que la vie soit valable. En cela consiste donc la notion de valeur des valeurs, pour définir l'humain toujours antérieur à sa représentation. Or si l'on ne vit qu'à trouver la vie valable, c'est qu'elle relève d'une vérité plus originelle qu'elle-même et par quoi seulement une essentialité positive ou éventuellement négative peut lui être reconnue, une essentialité dont le principe reste irreprésentable, puisque toute représentation est encore un moment de la vie alors que c'est la vie elle-même et comme telle qui s'en trouve sanctionnée. Pour cette dernière raison, nous comprenons que le principe de toute légitimité n'était pas refoulé au sens où la légitimité d'une revendication peut l'être par la légalité qui signifie le droit - bien qu'on puisse comparer, à cause du redoublement de la structure métaphorique, l'être humain que les circonstances amènent à dire "la vie, ce n'est pas ça" avec la personne qui s'insurge contre l'ordre légal parce que "le droit, ce n'est pas ça" - mais il est forclos. L'antériorité dont relève l'origine de toute légitimité et par conséquent de tout droit possible est donc en quelque sorte absolue, et c'est pourquoi il faut parler de forclusion.
La vie qui comprend tout ce qui vaut a elle-même à être valable. L'antériorité du critère se confond par conséquent avec la nécessité pour tout ce que la vie comprend de relever d'une valeur qui soit non pas celle que la vie lui impose en tant qu'elle en est la compréhension, mais qui soit la valeur dont cette valeur relève elle-même : si je sais ce que valent vraiment les valeurs qui font la réalité de la vie, c'est la vérité ultime de celle-là que je possède (la sagesse, idéalement, est la juste estimation non pas des choses, mais des valeurs). Ainsi la valeur des valeurs apparaît-elle comme l'absolument antérieure: il y a toujours des valeurs, et elles interdisent que leur valeur soit seulement interrogée, puisqu'elles ne valent pas par quelque chose qui vaudrait absolument (le principe absolument légitime dont on vient de parler, et dont la mention est toujours énigmatique), mais les unes par les autres (autrement dit: la vie est "sérieuse"). Cependant on peut dire encore que l'absolument antérieur, qui est ce que les valeurs de toutes les choses constituent à chaque fois comme impossible, est aussi bien l'être. Car la vie se confond précisément avec l'impossibilité pour l'étant de s'entendre selon son être, puisqu'elle est, dans sa positivité, l'identité toujours-déjà effective de cet étant à la valeur dont elle est la définition - autrement dit parce qu'elle est l'identification de l'être de cet étant à la compréhension qu'elle en est nécessairement. Par exemple, tel animal pour tel autre vaut seulement comme proie et nullement comme étant (on ne peut pas dire que son être propre consiste à se faire dévorer ; or dans la vie de son prédateur, il ne peut consister qu'en cela). La collusion de l'être et de la valeur dont la vie, où chaque chose vaut et signifie relativement aux autres choses qui sont ses raisons d'être dans le monde d'un certain vivant, est l'ordre de définition, on peut donc la nommer indifféremment forclusion de l'être parce que ce n'est jamais par son être propre que l'étant est mais toujours par les autres et dans l'horizon d'une certaine ipséité du vivant, et forclusion de la valeur des valeurs parce que cette constitution réciproque des choses, en identifiant leur être à l'essentialité qu'elles sont les unes pour les autres, exclut que soit jamais possible un point d'ancrage axiologiquement absolu ou fixe, à partir duquel les valeurs pourraient positivement valoir. Comme si l'être était en toute dernière instance la valeur des valeurs, c'est-à-dire le critère de la vie... Car comment les valeurs pourraient-elles se voir estimées, sinon précisément par l'essentielle vérité (pour l'étant : son être) dont elles sont structurellement la forclusion ? Ainsi la compréhension exacte de l'être d'une entité quelconque, en admettant qu'elle soit possible, constituerait le critère de la valeur qui le représente.
Mais le sens que la vie impose à toute chose en tant qu'elle en est la compréhension, est comme tel toujours le bon, si elle-même est valable comme vie, c'est-à-dire si elle est la vie d'un vivant qui a raison de vivre !
Il faudrait donc considérer non pas tel ou tel étant particulier selon son être, mais les choses de la vie selon ce qu'il faudrait dès lors nommer l'être en général et par quoi c'est la vie, réciprocité des valeurs en fonction du vivant, qui pourrait elle-même être valable. Ainsi comprenons-nous que cet être dont la vie est littéralement l'impossibilité ne doit pas s'entendre selon la détermination de l'étant qui, dans la vie, en serait le sujet (l'étant est "cela qui est"): il n'y a de détermination que par les raisons déterminantes et celles-ci sont encore et toujours des moments de la vie, c'est-à-dire de la forclusion de l'être. Ce qu'on justifiera logiquement à rappeler que la déterminité, en tant qu'elle relève de raisons déterminantes, est strictement corrélative de la valeur qui est le degré d'essentialité de quelque chose relativement à ses raisons d'être qui sont les raisons déterminantes - relevant comme telles de la compréhension c'est-à-dire encore de la vie. Sauf donc à confondre ce que tout notre problème est de concevoir comme séparé c'est-à-dire l'antériorité de la vérité sur la vie ou encore de l'être sur le monde, on retiendra que la forclusion de l'être en quoi nous pouvons dire que consiste, à parler négativement, toujours la vie, le concerne en général, et qu'il n'y a aucune possibilité de dire qu'elle concernerait l'être de tel ou tel étant particulier. Or l'être en général, ce n'est pas l'être de quelque chose qui devrait s'entendre à partir d'autre chose (on peut aussi bien dire que c'est l'être de tout, hors de quoi il n'y a rien) ; de sorte qu'il nous paraît, d'un point de vue strictement terminologique, plus exact d'en remplacer la notion par celle de l'existence - puisqu'on nomme ainsi l'être de ce qui est en soi au lieu de se perdre dans des expressions dont il serait l'intelligibilité propre (à strictement parler, cette table existe, mais pas la loi de la gravitation, qui est l'intelligibilité propre d'un ensemble de phénomènes), autrement dit l'être dans l'intransitivité de sa position. Ainsi devons-nous plutôt dire que c'est l'existence en général qui se trouve constitutivement forclose par la vie. L'impossibilité de la vérité que la vie est proprement, on peut donc dire qu'il faut la penser comme l'impossibilité qu'en elle où tout vaut toujours par autre chose il aille jamais de l'existence en général - laquelle serait donc le critère de la vie.
C'est ce que révèle en effet l'essentielle possibilité qui définit l'humain de récuser son existence plus encore que sa vie, ou plus précisément de récuser sa vie en tant qu'elle est son existence. Car ce n'est pas du tout le même de refuser la vie, et de se supprimer (bien qu'évidemment le premier comportement finisse par donner le résultat du second).
Refuser la vie, c'est refuser quelque chose, c'est-à-dire demander autre chose (ainsi les anorexiques meurent de faim à refuser les substituts de l'amour), tandis que se supprimer, c'est se rapporter non pas à tel ou tel objet même total dont on ne veut pas (et notre vie peut bien être un objet total: par exemple ce que nos parents ont désiré ou au contraire ce à quoi ils se sont résignés), mais à l'être en tant qu'être selon quoi seulement la vie et la réflexion qui la prend pour objet peuvent tout uniment être récusées. Comprendre que refuser la vie et se supprimer ne sont pas le même, c'est donc se libérer de l'apparence selon laquelle la vie serait l'horizon ultime de tout - et c'est commencer à entrevoir que la vie puisse paradoxalement relever d'un horizon essentiellement autre que celui qu'elle est pour toute chose : horizon par lequel une valeur sera possible non pas seulement pour les choses comprises, mais pour leur compréhension elle-même, horizon dès lors absolument antérieur et dont on ne peut plus nier qu'il soit celui de l'existence.
 
L'existence comme critère
 
Contrairement à ce qu'il en est des simples vivants pour qui la vie est l'impossibilité même de l'être, le vivant en qui se pose la question de la valeur de la vie est celui pour qui l'existence en général n'est possible qu'à être récurremment (c'est-à-dire depuis la question de la valeur des valeurs et dans son essentielle antériorité) reconnue comme originellement différée de ce qui vaut - différance (celle de l'existence en général d'une part, et des choses dans leur sens strictement mondain d'autre part) dont on peut dire ainsi qu'elle est proprement institutrice de l'humain. La vie, où l'étant ne se définit jamais par l'être mais par les autres étants dont la réciprocité constitutive s'ordonne de l'unité pulsionnelle du vivant, s'entendra donc, à travers la question apparemment aberrante de sa valeur, selon la nécessité qu'en elle et comme telle l'existence en général soit pour ainsi dire plus ou moins bien représentée, au sens exact de la métaphore qui institue la légalité comme le signifiant plus ou moins acceptable et un jour absolument inacceptable du droit (à la place de la légitimité). Non pas qu'on soit susceptible d'avoir plus ou moins raison selon le degré d'arraisonnement de l'être en valeur que les nécessités de la vie imposeraient (par exemple: l'éléphant serait plus capable de vérité envers la gazelle que le lion, n'y apercevant pas une proie) puisque c'est l'essence même de la vie de forclore la vérité ; mais que la vie comme valeur de tout soit elle-même la métaphore de l'être de tout - de la vérité, autrement dit. A peine ajoutera-t-on qu'on n'a jamais raison ou tort (ici de vivre) que relativement à cette vérité que la vie, pour la seule raison qu'elle en est la métaphore, identifie à l'existence.
La vie en quoi tout fait toujours sens par autre chose et pour le vivant, il faut donc l'entendre comme l'impossibilité que soit jamais effectif ce qu'il en est vraiment de l'existence en général. Ce qu'on traduira en termes de vérité en disant qu'il est impossible que la consistance de l'être figure jamais dans la vie : mondainement, la question de savoir en quoi consiste l'existence en général, c'est-à-dire en quoi cela consiste, d'être, pour l'étant toujours aliéné qu'il est originellement aux valeurs auxquelles la vie l'identifie, n'a aucun sens - précisément parce qu'elle concerne la vérité originelle dont le sens mondain ne se constitue que d'être la forclusion. Que tout soit toujours par autre chose et finalement pour le vivant, c'est donc ce que nous comprenons à la fois comme la forclusion de l'être (car on appelle étant cela que son être propre suffit à définir,) et comme le manque où toute valeur s'ordonne nécessairement à la consistance de l'être, puisque la forclusion de celui-ci est littéralement le même que la réciprocité mondaine, et qu'on ne saurait l'identifier à la valeur des valeurs qu'à condition qu'il y ait une réponse non pas à la question (qui ne renvoie comme telle qu'à un nouveau savoir) mais à l'énigme de savoir en quoi il consiste.
C'est donc la consistance de l'être ou de l'existence en général, dont la valeur est la forclusion, qui constitue le critère de la vie... Et bien sûr le refus de vivre, dont la possibilité essentielle définit l'humain, est celui de mener une vie inconsistante. A parler positivement, nous dirons qu'on est humain à cela que le monde (conditionnement réciproque des choses dans l'horizon d'ipséité d'un vivant qu'il est lui-même) n'est pas pour l'homme l'ordre du sens mais bien au contraire l'ordre du non-sens, puisqu'il n'y a de sens mondain c'est-à-dire de valeurs qu'à ce que la structure "monde" en soit comme forclusion de l'être (c'est-à-dire de la vérité : en quoi, finalement, consiste que tout soi), littéralement l'inconsistance.
Ce que tout être humain refuse absolument, c'est donc une vie qui serait simplement mondaine, c'est-à-dire, pour ce qui est de l'existence en général, absolument inconsistante.
On objectera que la plupart des humains se conduisent dans leur environnement d'une manière exactement analogue à celle des animaux naturels dans le leur : leur vie se passe à assurer leur satisfaction autant que les circonstances qui les ballottent le permettent; et pour être plus précis on ne peut nier que certains humains aient des existences de bêtes de somme entièrement résignées, ou que d'autres aient des comportements de loups ou de chacals. Et certes, que le renard mange les poules n'est pas une figure du mal mais le simple fait qu'il soit un renard. Seulement, pour ignobles qu'ils soient, ce sont toujours des comportements humains, et le même argument qui révélait la dignité irrécusable de l'esclave révèle celle du bandit. Autrement dit s'il y a des humains dont les conduites sont tellement analogues à celles de certains animaux, c'est que pour eux, en deçà de toute possibilité de représentation, il faut les avoir, en vérité ! Eux non plus ne veulent pas d'une vie qui ne signifie rien, c'est-à-dire qui ne soit pas sanctionnée par une instance impossible à cerner ailleurs que dans son manque et que, pour cette raison, nous sommes autorisés à nommer vérité. Personne ne veut d'une vie qui ne représente rien c'est-à-dire qui ne soit pas comme vie, c'est-à-dire comme métaphore, la signification du vrai comme tel.
Car si l'être en général consiste par exemple en l'inertie, tout effort est non seulement une vanité mais un tort (donc, humainement, une impossibilité) ; et quoi qu'on puisse se représenter on ne vit jamais qu'à avoir raison de se soumettre et d'être humilié, et même à préférer la mort à la simple éventualité de la lutte, parce qu'alors la vie ne signifierait plus rien (de la vérité) ! Et si à l'inverse l'être et le non-sens des antagonismes sont le même (pas d'action sans réaction, d'affirmation sans négation, de gain d'un côté sans perte de l'autre, etc., ce que la vie figure notamment comme loi de la jungle) alors ce sont les requins de la finance qui sont dans la vérité et, en son nom comme tout être humain, ils préféreraient mourir plutôt que de devoir mener la vie, disons d'un philosophe.
On le voit, si ignoble que puisse être une existence, c'est toujours celle d'un être humain, c'est-à-dire comme sens mondain une effectuation de la consistance de l'existence en général, irreprésentable comme telle mais présente comme la nécessité sur laquelle aucun être humain ne transige jamais que la vie en soit la signification. Car c'est quand sa vie ne signifie plus rien qu'aucun être humain, si indigne ou lâche qu'il soit, ne peut plus accepter de vivre.
La consistance de l'existence est donc à la fois ce que la vie où tout se représente d'autre chose rend principiellement impossible, et le critère dont la préférence de la mort témoigne irrécusablement qu'elle relève toujours.
Le paradoxe de cette consistance de l'existence que nous mettons effectivement à contribution à chaque instant dès lors que nous continuons de vivre, est, répétons-le, qu'elle exclut par principe la forme représentative tout en devant nécessairement se trouver comme telle dans une vie qui en est pourtant l'impossibilité. Car enfin, c'est bien toujours dans la vie que se prend la décision de vivre ou parfois de mourir... La question de la raison de vivre, qui n'est donc pas celle d'un savoir sur l'existence en général qu'on aurait pu nous communiquer - et chaque enfant sait qu'un discours commençant solennellement par "Dans la vie... " est seulement susceptible de trivialité, de conformisme et de bêtise -, apparaît donc comme celle de la possibilité qu'à la vie de comprendre l'absolument antérieur à quoi elle s'ordonne nécessairement, c'est-à-dire comme celle de la possibilité que nous ayons d'avoir rencontré l'existence dans sa véritable consistance, alors même que la vie en est la forclusion et par là l'institution en vérité.
Or cette compréhension ou encore cette rencontre toujours-déjà faite en quoi il faut voir l'effectivité du critère (que la vie ne soit vivable qu'à être valable) et par conséquent l'origine métaphysique de l'humanité, elle nous est pour l'instant encore inaccessible dans sa possibilité parce que l'identification qu'elle suppose d'une entité forcément particulière (si la vie doit la comprendre) à l'existence en général en tant qu'elle " consiste ", paraît interdite par le savoir que nous avons de la "différence ontologique" : l'être n'est pas l'étant, et rien ne paraît pouvoir être l'existence, surtout en général.
Et pourtant, il faut bien d'un autre côté que cette identification soit effective puisque la vie qui est l'ordre où tout signifie mondainement est réellement valable, de par une sanction qui a forcément lieu en elle. Car si nous sommes humains de ce qu'en nous la vérité prime absolument sur la vie, c'est un fait irrécusable que celle-ci est matériellement première, de sorte que notre humanité n'est possible qu'à ce que nous ayons été, comme on dit si justement, "tout retournés" (en allemand, c'est la notion de Kehre, telle que le cheminement heideggerien en impose désormais la compréhension, qu'il faudrait employer) par l'existence en général en quelque sorte effectuée sous les espèces de quelque chose - quelque chose qui subvertirait la vie au titre de la vérité qui la rend humaine, de même que dans le lapsus le sujet de l'énonciation subvertit l'énoncé qui le constitue pourtant comme impossible.
C'est ce que signifie l'idée de l'existence comme critère : que quelque chose qui soit l'existence elle-même dans sa consistance déchire la vie (soit présent en elle comme irrécusablement autre et ainsi absolument vrai) pour s'en constituer-révéler par le retournement (la Kehre) la vérité toujours antérieure, et ainsi la faire toujours-déjà sanctionnée, c'est-à-dire humaine...
 
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2 mai 2007 3 02 /05 /mai /2007 16:54
 

L’angoisse et ses distinctions (psychanalyse)

 

Dans l’Introduction à la psychanalyse (p. 370), Freud considère que l’énigme de l’angoisse devrait ” projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique “. Son intelligence serait comme une clé générale, non seulement de la réalité de notre vie mais encore, si c’est par la sublimation que l’humain arrive à sa propre dignité, de ce qu’il y a de plus valable en elle : ” Sans angoisse il n’y aurait pas de création. Et je dirais même, il n’y aurait pas d’homme ” dit Romain Gary, dans Pseudo (p. 201).

L’angoisse n’est pas une émotion comme la peur qui est un rapport immédiat à l’objet (par exemple à une voiture qui fonce vers nous) mais un sentiment, c’est-à-dire un rapport à soi-même en tant qu’affecté par un objet (l’amoureux par exemple s’éprouve lui-même comme attaché à un autre). Il faut donc non seulement la distinguer avec précision des émotions que sont l’horreur, l’épouvante, la panique ou la terreur mais aussi des autres sentiments que sont l’inquiétude, l’anxiété ou l’effroi. Ces distinctions ont leur principe dans l’objet de l’angoisse, qui se distingue de tout autre : contrairement à celui de la peur qu’on peut facilement nommer, on n’arrive pas à le dire dans le moment même où on reconnaît qu’il devient patent. L’angoisse est très précisément le sentiment de l’imminence de ce qui échappe à la représentation, mais qu’on n’est pourtant pas sans reconnaître. De quelle reconnaissance elle-même imminente voulons-nous donc nous dispenser en fuyant l’angoisse ?

L’angoisse, sentiment de l’imminence

Dans le séminaire X qu’il a consacré à cette notion, Lacan s’appuie sur un conte d’Hoffman, L’homme au sable. On peut citer un texte littéraire plus connu et plus explicite : Le désert des tartares de Dino Buzzati, où un jeune lieutenant se trouve envoyé aux avant-postes du monde, affecté à « un bout de frontière morte » que nul envahisseur ne franchira peut-être jamais et qui, de donner sur un énigmatique « Royaume du Nord », pourrait malgré tout être le lieu d’une attaque. De celle-ci, nul ne prendrait le risque de dire qu’elle n’est pas imminente ; et nul n’a la capacité de la comprendre ou même de l’imaginer : qu’est-ce que des « tartares » pourraient bien nous vouloir ? Le roman raconte l’attente de cette attaque, étendue sur les décennies d’une carrière militaire ; il fait voir la désolation du monde ravagé non par un événement mais, paradoxalement, par sa seule imminence. L’angoisse est d’abord le sentiment de l’imminence – sans qu’on puisse dire de quelle réalité.

En quoi, contre Freud, elle n’est pas un signal d’alarme – lequel a au contraire pour fonction d’identifier le danger : l’alarme d’une voiture qui se déclenche indique une tentative d’effraction et par là les intentions très claires d’un voleur. Or l’angoisse renvoie à un Autre (ici les « tartares ») dont les intentions restent énigmatiques et à quelque chose dont, corrélativement, on n’arrive pas à se représenter la nature.

La représentation frappée d’impossibilité

Dans la chanson qu’il a tirée du roman (« Zangra »), Jacques Brel parle du fort qui domine la plaine « d’où l’ennemi viendra » – et non pas, comme on aurait attendu, « d’où l’ennemi attaquera », ce qui renverrait à toute une série de représentations militaires d’héroïsme, de tactique, de logistique, etc., que le simple verbe « venir » suffit à effacer. En quoi, avec Freud cette fois-ci, l’angoisse est bien le signe dans le moi de ce qui n’a pas de représentation : on y pressent un au-delà de nos capacités d’indiquer, de réfléchir ou de figurer. Par la représentation, nous sommes protégés de l’angoisse, et la substitution opérée par Brel de « venir » à  « attaquer » souligne a contrario que là où il y a représentation il n’y a pas d’angoisse.

Est donc angoissant ce qui vient contredire, par son imminence, la protection offerte par la représentation : préparer le fort en vue de l’attaque, ou même simplement la penser comme telle, c’est déjà l’avoir mise à distance, remplacée dans notre esprit par des mots, des images, des idées. La représentation est un éloignement de la chose quand l’angoisse est la reconnaissance de son imminence.

Etre soi-même frappé d’impossibilité

Dès lors qu’elle est représentée, même d’une manière obsédante, la chose manque, puisque sa représentation remplace son existence. Là où il n’y a pas de mots pour dire, d’images pour figurer, ou d’aménagements des latences, possibilités ou éventualités, Lacan est donc fondé à repérer le « manque du manque ».  Or le manque de l’objet qui en nécessite la représentation, c’est forcément le sujet des pensées conscientes et inconscientes. Si le manque manque, c’est donc le sujet qui se trouve frappé d’impossibilité : l’angoisse est l’épreuve qu’il fera de ne plus être possible. Le manque caractéristique de la représentation définissant la pensée et donc le sujet, tout « manque du manque », et donc toute imminence de l’irreprésentable, sera vécu comme une abolition de soi. Nous comprenons de quel danger radical l’angoisse est à la fois la reconnaissance et la crainte.

C’est très concret. Chaque fois qu’on reconnaît la présence quelque chose qui a pour nature d’être représenté c’est-à-dire rendu absent, il y a angoisse. Ainsi une femme enceinte peut être violemment angoissée d’apercevoir un poupon en plastique dans un berceau : le vide du berceau qui représentait son enfant à venir se trouve brusquement « positivé » et elle-même, femme « attendant un enfant », abolie comme sujet. Chaque fois qu’un Autre nous prenant énigmatiquement pour objet se donne à reconnaître, nous sommes angoissés. Par exemple : quand on reçoit une convocation auprès d’une autorité sans qu’on puisse deviner de quoi il s’agit. Un inconnu qui nous regarde fixement dans la rue ne peut pas ne pas susciter d’angoisse en nous. De la même manière : quand on ne sait pas ce qu’il en sera de nous parce qu’on ne voit pas de place où exister, comme dans l’exemple de la mère qui obsède son enfant par son souci qu’il ne manque de rien. « Lâche-moi les baskets » disent les adolescents : parole d’angoisse.

Les réalités qui sont irreprésentables en elles-mêmes (c’est-à-dire impossibles à mettre à distance par des mots ou des images) sont angoissantes : un regard dans l’encadrement de la fenêtre et, à la limite, le regard vide et fixe d’un mort que les cérémonies et les paroles du deuil remplaceront par l’idée de la personne. Les lieux de mort le sont donc éminemment, qui la présentifient, frappant d’inanité la production de représentation en quoi consiste la majeure partie de notre vie. Le savoir total, qui ne laisse aucune place à une question ou à une parole éventuellement bête ou naïve qui serait la nôtre, angoissera donc aussi fortement : tout étant définitivement dit (alors que pour chacun tout reste à dire), on n’a plus de place pour être le sujet d’une parole. Une figure fantasmatique particulièrement significative fut ainsi « le SS qui rend fou » apparaissant dans un rêve d’angoisse, et dont l’analyse a révélé que ce porteur d’abolition et de mort, défini par des initiales, était un « Sujet-Savoir » (une personne très savante ayant réponse à tout) précédemment rencontré. Les lieux saturés, au sens où ils sont totalement ce que le savoir dit qu’ils doivent être (centres commerciaux, complexes d’habitations livrés clé en main, etc.) seront donc angoissants.

Quand on a affaire, ou qu’on voit que les autres ont affaire, à quelque chose dont on n’a pas la représentation, on est angoissé. C’est spécialement évident pour la séduction, qu’on en soit l’objet ou le sujet (qu’est-ce qu’elle me trouve, pour être si attachée à moi ? que détient-elle de moi, pour que je sois dans un tel état de manque par rapport à elle ?). La sexualité aussi est angoissante, en tant qu’elle nous confronte à l’irreprésentable différence des sexes, laquelle n’est pas un fait comme dans la nature où l’instinct décide une fois pour toutes de son objet, mais un problème auquel la psychanalyse nous apprend que nous ne cessons de revenir : car quel objet est-on pour l’autre, et quel objet est-il pour nous ? Et qu’est-ce qu’aimer, pour qu’en aimant ce soit de ce mystérieux objet qu’il s’agisse à chaque fois ?

Là où les mots manquent

L’angoisse « ne trompe pas », on le comprend donc, en ce qu’elle atteste de quelque chose qu’on n’arrive pas à dire : quelque chose qui excède la signification et récuse par là même notre existence de sujet. Et si l’angoisse est elle-même angoissante, c’est, d’une certaine manière, qu’il est déjà trop tard pour exister subjectivement : on est trop loin. Ce n’est pas  que l’expression qui nous permettrait d’y parer manque de nuance ou de subtilité, car avec l’angoisse on est là où les mots manquent.

Les mots ? Quels mots ? Ceux qui permettraient enfin de tout dire, et donc, pour soi, de se dire. Hélas, les mots ne cessent pas de manquer : voulons-nous clore un discours et mettre un point final qu’un commentaire s’ébauche déjà, ou des remarques, ou des regrets, ou des félicitations, et ainsi de suite à l’infini : un mot en appelle toujours un autre et il n’y a pas de dernier mot – celui qui permettrait enfin qu’on soit avéré comme sujet dans la collusion d’exister et de savoir. Car être sujet, c’est avoir à l’être. On peut donc se dire, mais pas totalement : toute parole produit un reste d’indicible où le sujet, malgré lui, n’est jamais sans savoir qu’il se trouve, dès lors indiciblement. En cette restriction apparaît un manque de représentation correspondant, comme à la limite extérieure de ce qui peut être dit, à l’être indicible du sujet, et donc à son impossibilité de sujet parlant : lieu de l’angoisse. L’angoissant, c’est donc ce que dirait le dernier mot, s’il ne manquait pas : cela qui compléterait enfin tout ce qu’on peut dire du monde sans nous et de nous sans le monde, le point exact, extérieur à l’un aussi bien qu’à l’autre, de notre unité avec l’ensemble des choses. C’est de lui, à chaque fois, que l’angoisse est le pressentiment.

Imminence de l’indicible

Ne faire mythiquement qu’un avec l’ensemble des choses, selon un idéal dont certaines sagesses orientales donnent l’indication, cela s’appelle tout simplement jouir. C’est par conséquent le même d’être soi et d’être fait de la perte de ce point d’unité jouissante mythique, dont paradoxalement tout discours semblera être la promesse mais dont le corps, laissé en arrière quand nous parlons, est en même temps le lieu réel. Car nous sommes nés et avons été corporellement amenés à la communication humaine par les soins qu’on nous a prodigués et par les marques que ces soins ont forcément laissées sur nous comme autant de zones de fusion perdue, de sorte que nous retrouvons au fond de notre existence une perte de jouissance première, celle-là même dont témoigne la géographie « érogène » de nos sensibilités et qui nous fait désirer toutes sortes d’objets comme autant de substituts promettant la retrouvaille. C’est cette jouissance clairement faite de sa propre perte (exemple : un malade dit qu’avant, il jouissait d’une bonne santé) qu’on ne peut pas dire en ne pouvant pas tout dire, et dont le lieu dans le langage est par conséquent l’impossibilité qu’on n’arrive jamais au dernier mot.  Ce mot toujours manquant et qui fait qu’on ne cesse pas de parler, il permettrait enfin de se dire en ayant dit tout ce qu’on avait à dire : il dirait le monde plus cette jouissance perdue – mais alors ce ne serait plus le monde, qui n’est précisément tel que d’être axé fantasmatiquement sur l’éventualité de la retrouvaille. Le lieu impossible et toujours à venir du dernier mot (et certes il n’y en a pas, puisqu’on peut toujours compléter, reprendre critiquer, etc.) est donc celui d’une jouissance qui serait enfin notre être. On la définira comme la coïncidence de notre existence perdue (on n’a jamais qu’une représentation de soi) et de ce que l’Autre, qui s’adressait à nous (sur le mode du désir ou du rejet, de l’admiration ou du mépris, etc.) faisait par là même que nous devions être. Cette jouissance est bien faite d’impossibilité, puisqu’il n’y aura jamais de dernier mot et que l’Autre n’existe pas, nos parents et tous ceux qui nous ont façonnés n’étant comme nous que des gens ignorants d’eux-mêmes et du sens que pouvait avoir qu’ils faisaient. Précisément parce qu’elle est impossible, cette jouissance donnera lieu à une perception négative : elle est ce qu’on n’aperçoit pas en nos semblables, mais que toute rencontre fait pressentir. Aussi toute rencontre est-elle angoissante.

L’angoisse est le pressentiment de la retrouvaille avec la jouissance qui manque là où le dernier mot se trouverait s’il pouvait être dit, avec ce que nous serions réellement pour l’Autre (par exemple le complément de son regard, de sa voix, de sa demande ou de son offre…) s’il existait. L’angoisse est le pressentiment de ce qu’il y a de plus intime. Et le plus intime, c’est cette jouissance que les premiers soins qui ont humanisé notre corps ont localisée, en exclusion de quoi nous pensons et nous désirons. On pourrait dire en somme que l’angoisse rend indistincte l’épreuve de l’impossibilité d’être (notre être est toujours déjà perdu) et celle de l’imminence d’être (l’objet angoissant fait pressentir cette jouissance qu’on a pour être).

L’objet de l’angoisse est donc énigmatique : autre, devant nous mais causant le désir dont nous sommes mus en l’orientant à notre insu vers une jouissance particulière. Il est donc assez lointain pour qu’on le reconnaisse, et en même temps tellement proche qu’on devrait déjà le voir. La situation angoissante est celle où la distance avec lui commence à céder (il a pour nature d’être perdu or il semble qu’il soit sur le point d’apparaître).

Cet objet, on peut le penser comme un paquet de libido – puisqu’on nomme ainsi en psychanalyse que nous soyons manquants et que notre manque soit orienté par une quête de jouissance axée sur les marques de notre humanisation corporelle, autrement dit que notre réalité soit pulsionnelle. Ainsi une communication spécialement scopique (la mère plonge son regard dans les yeux de l’enfant et, se détournant, laisse ces yeux grand ouverts, désormais vides de son regard à elle) donnera-t-elle lieu à une angoisse particulièrement axée sur le visible (les regards fixes seront spécialement inquiétants pour ce sujet, ou les images mal équilibrées). Et ainsi de suite : il y aura autant de types d’objets qu’il y a de manières elles-mêmes forcément pulsionnelles d’accueillir un corps dans le monde humain et d’en faire un sujet. Dès lors tout sujet est sexuel, puisque c’est dans les traces de cet accueil pulsionnel (qu’on objectivera sous le nom de « zones érogènes ») que nous  parlons.

 

Conclusion

Concluons sur le paradoxe de la chose angoissante, qu’on présentera comme la combinaison de ses deux traits – qui ne sont qu’une seule réalité : d’être imminente et d’être sexuelle. On peut dire ainsi que l’angoisse est l’épreuve qu’on fait du caractère imminent du sexuel, ou l’épreuve qu’on fait du caractère sexuel de l’imminence.

 

———–

 

Ce que l’angoisse n’est pas :

L’inquiétude

Elle appréhende l’objet dans son effet, qui est la mise en cause les identifications du sujet : c’est le sujet, tel qu’il se légitime dans sa reconnaissance de lui-même (et donc tel qu’il s’autoriser à se « reposer » dans sa certitude de soi), que l’inquiétant inquiète. Sera donc inquiétante toute réalité avérant que vacille, moins dans son contenu que dans son principe, le savoir qui permettait de la comprendre ou de la poser, et ainsi de s’identifier subjectivement. Des résultats inquiétants (à ces épreuves scolaires, à des analyses biologiques…) attestent ainsi que les anciennes identifications (être un étudiant, avoir la vie devant soi…) sont en train de perdre leur légitimité. L’inquiétude est donc l’épreuve de la délégitimation, par un objet méconnaissable (et non pas inconnu ni impensable), de la reconnaissance qu’on avait de soi, ce qui revient à dire qu’elle est l’épreuve du devenir méconnaissable de son propre être (avoir à quitter les études alors qu’étudier allait de soi, que la mort se soit brusquement rapprochée alors que continuer à vivre allait de soi…). Quand l’objet de l’angoisse s’entend de ce que la représentation en manque, celui de l’inquiétude s’entend de ce que la représentation, encore là, soit en train de cesser de valoir. Causée par l’objet méconnaissable, l’inquiétude ouvre donc sur l’angoisse, imminence de l’objet impensable, en même temps qu’elle laisse soupçonner l’horreur qu’il y aurait à reconnaître la parenté de sa propre intimité avec la réalité innommable de l’objet. Elle est en quelque sorte l’imminence de l’imminence.

L’anxiété

Les anxieux ne sont pas des angoissés, puisqu’on l’est pour des raisons qui sont de scénario, de représentation, et qui par là protègent de l’irreprésentable. Par exemple, quand ma femme est sur la route, je suis anxieux : éventualités de pannes, d’accidents. Par ces représentations, je pare au gouffre inimaginable où me plongerait sa perte.

La peur 

Elle a un objet mondain, contrairement à l’angoisse dont l’objet est innommable, hors de toute possibilité d’être représenté. Cet objet me donne spécifiquement à comprendre que j’ai à mourir. Une voiture qui déboule à toute vitesse figure concrètement ma mort, laquelle a donc statut de signifié. Si on redoute les accidents, si on craint d’être blessé, on a peur d’être tué. Et cette mort dont la peur en donne l’éventualité, se fera par contact. Le sens de la peur est qu’on ait à toucher l’impossible : la voiture me percutera, l’assassin me frappera. La peur conjoint l’idée de signifier et de toucher l’impossible : elle en fait une réalité.

L’effroi 

C’est la reconnaissance d’un vide radical, d’une désolation, contre quoi aucun recours n’est possible : toute défense viendrait trop tard et c’est de le reconnaître qu’on est dans l’effroi. Étymologiquement, l’effroi contient l’idée d’être arraché à la paix et donc au monde habituel qui est l’horizon du sens. Est donc effroyable ce qui fait apparaître l’irrécusable du non sens. Le 11 septembre est effroyable d’abord parce que les criminels ne demandaient rien. Quand on la regarde, dit Pascal, la condition humaine est effroyable (notre misère : perdus entre l’infiniment grand et l’infiniment petit). Heidegger souligne que le monde moderne, où toute chose est sommée d’être à disposition, est proprement effroyable d’inconscience, d’arrogance, d’indifférence au vrai. L’extrême effroi d’exister et de mourir est donc neutre, au-delà de l’angoisse qui en était le dernier leurre, y parant comme l’anxiété le faisait pour elle.

L’horreur  

Elle porte sur la même réalité que l’effroi, sauf qu’on a reconnu que ce contre quoi il n’y a pas de recours est finalement de même nature que le plus intime de notre intimité – selon l’identité libidinale que l’angoisse révèle entre l’objet imminent qui nous abolirait et ce qu’on ne peut jamais dire de soi parce qu’on n’a jamais le mot qui dirait tout.

L’épouvante 

C’est l’impossible reconnaissance (une reconnaissance qui ne peut se supporter elle-même, qui se rend folle elle-même) que cette intimité extrême qui nous apparente à l’horreur, la libido, était littéralement en train de nous submerger, de nous noyer.

La panique 

Elle ne consiste surtout pas à fuir une chose dangereuse (elle est tout sauf le comportement raisonnable que cette situation exigerait) mais à se fuir soi-même, à la manière de quelqu’un qui voudrait courir tellement vite qu’il parviendrait à distancer son ombre, en tant qu’on est originellement de même nature que ce qui fait horreur.

La terreur 

Elle ne renvoie pas à la communauté ” libidinale ” avec l’innommable, mais cette notion partage avec les précédentes l’idée de l’impossible réalisé : on entend marcher dans la pièce du dessus, or il est impossible que quelqu’un s’y trouve. Plus cet impossible se rapproche (c’est maintenant dans le couloir qu’on entend marcher), plus on est terrorisé. Politiquement, le  terrorisme  promeut la représentation et il lui appartient essentiellement d’être spectaculaire, mais c’est de la représentation de l’irreprésentable qu’il s’agit. Autrement dit c’est d’exhiber l’impossible qu’on terrorise. Comment peut-on décapiter lentement un être humain avec un couteau de cuisine et montrer ensuite le film au monde entier et donc à sa famille ? On ne peut pas : c’est humainement impossible. Or il y a des gens qui, en faisant voir qu’ils le font, montrent que cet impossible, qui est celui de la mort et de la nature implacables, caractérise manifestement l’agir dont ils sont les sujets. Par là même ils s’éprouvent eux-mêmes et apparaissent aux autres comme déjà morts. Le sentiment de toute puissance et d’invulnérabilité qui habite les terroristes vient de là : on ne peut rien leur faire ni leur promettre (d’où notamment l’absurdité de vouloir négocier avec eux), puisqu’ils sont dans l’inéluctable et le définitif. Subjectivement le terrorisme est donc moins la disposition à tuer que celle d’entraîner dans la mort dont on est soi-même fait ; objectivement le terrorisme a pour être un apparaître : celui  de la mort même.

 

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29 avril 2007 7 29 /04 /avril /2007 13:58
 
Et il advint qu’un homme qui vendait des chemises fut frappé par la récession. Ses stocks lui restaient sur les bras et il ne prospérait point. Alors il pria, et dit dans sa prière : « Seigneur, pourquoi me laisses-tu souffrir de la sorte ? Tous mes concurrents font de bonnes affaires, moi pas. Et nous sommes en pleine saison ! (…) »
Le seigneur écouta l’homme et dit : « J’ai une idée, pour tes chemises…
- Oui, Seigneur ?
- Mets un petit crocodile sur la poche.
- Pardon Seigneur ?
- Fais ce que je te dis, tu ne le regretteras point. »
Alors l’homme cousit sur toutes les chemises un petit crocodile, et voilà soudain que sa camelote s’arracha comme des petits pains, et il y eut de grandes réjouissances dans sa famille, tandis que parmi ses concurrents, il y eut des pleurs et des grincements de dents (…).
Woody Allen[1]
 
 
Qu’est-ce qui compte, dans une société marchande ? La réponse va de soi : rien, sinon que tout soit à acheter ou à vendre, autrement dit que la marchandise soit le mode originel des choses et même des personnes[2]. En quoi rien n’existe qu’à d’abord s’exclure du respect : ce qui importe, on l’évalue et on le convoite, alors que ce qui compte, on le respecte. C’est ce qu’on appelle le service des biens : tout et tous importent plus ou moins, et rien ne compte. On peut alors parler d’« éthique », si l’on convient d’utiliser ce terme à propos des options qu’on a prises depuis toujours et par lesquelles on a, en-deçà de toute possibilité d’y avoir réfléchi, décidé de soi. L’éthique de la société marchande, on peut la présenter positivement dans l’obligation d’évaluer et donc d’estimer en disant que tout doit importer, ou négativement dans l’interdiction de respecter en disant que rien ne doit compter.
Or justement : l’éthique implique d’une manière générale le respect autre-ment dit, pour un sujet, la reconnaissance de sa propre constitution à partir de ce qui compte. La réflexion sur ce que nous respectons concerne la question de savoir qui nous sommes, alors que la réflexion sur ce que nous estimons concerne celle de savoir ce que nous sommes. L’objet du respect, sans qu’on ait plus à le déterminer (il y a par exemple des gens qui ne respectent que l’argent ou la force…), se définit de valoir inconditionnellement, par opposition à celui de l’estime qui vaut conditionnellement. La décision originelle de la société marchande de tout ramener au conditionnel (à l’ordre des importances) implique par conséquent qu’il y ait quelque chose d’inconditionnel (quelque chose qui compte), à partir de quoi tout puisse faire sens, dans le moment même où elle rend cette distinction obsolète en faisant de la marchandise une catégorie première.
Tout se passe donc comme si la nécessité « éthique » par laquelle notre société a originellement décidé d’être marchande revenait en quelque sorte sur soi et se traversait elle-même, selon une nécessité quasiment topologique, dans un nouage de signification dont on peut dire d’avance qu’il sera impliqué dans tout ce qui sera de nature marchande.Ainsi doit-on trouver dans ce qui se définit d’être indifféremment remplaçable un point de butée qui soit à la fois totalement de nature marchande et totalement de nature non marchande, quelque chose qui rappelle au cœur même de la marchandise que la distinction de ce qui compte et de ce qui importe ne laisse pas d’insister quand bien même on aurait originellement décidé de la récuser. Il est en quelque sorte constitutif de la société marchande que la marchandise soit intérieurement grevée d’une impossibilité qui la concerne comme objet d’échange et de profit, autrement dit comme moment du service des biens, et qui soit la vérité de cette société.
La marque : résistance au service des biens
 
Quand on a besoin de chaussures ou d’un foulard, ce qui importe est qu’ils soient confortables, agréables à porter et à voir, de bonne qualité, le moins cher possibles et autres qualités de toutes natures, y compris sociales ; mais ce n’est pas ce qui compte pour le jeune de banlieue ou pour la bourgeoise. Pour eux, le service des biens est en quelque sorte troué par une nécessité qu’on peut indiquer en disant qu’il faut que la jouissance procurée par ces mêmes biens (marcher confortablement, se parer d’un joli foulard, etc.) soit affectée en son cœur même dun point d’impossibilité relativement à ce service – et qui est la marque : le premier entend ne porter que des Nike, comme la seconde rester fidèle à Hermès... De s’imposer comme ce qui compte alors même que tout doit plus ou moins importer, la marque est le point de résistance du commercial à lui-même.
Cette résistance, on peut la décrire en parlant d’un vide de jouissance qui doit caractériser les objets où la société marchande s’accomplit. La marque, en effet, n’apporte rien dont on puisse profiter : ni confort, ni beauté, ni aucune chose du même ordre. On dira qu’elle apporte de la fierté, du plaisir narcissique, du bonheur d’appartenir à une catégorie déterminée. Mais ce serait confondre la marque et le port de la marque, opération réflexive par quoi elle cesse d’être une marque pour devenir un signe. Le signe reste inséparable de l’ordre des importances (par exemple il importe d’être à la mode pour ne pas être rejeté par ses camarades, pour s’estimer soi-même, etc.), quand la question de la marque est uniquement celle de ce qui compte.
Des exemples comme ceux qu’on vient de prendre montrent que poser la question des marques revient à admettre une distinction qui est toujours celle de ce qui importe et de ce qui compte – qu’elle soit externe (il y a les produits de marques et les autres) ou interne (les qualités du produit sont ce qui importe mais sa marque est ce qui compte). Il faut donc poser la question d’un respect paradoxal : on décrira alors l’éthique d’un sujet qu’il faut dire commercial, en ce sens qu’il serait produit par la société marchande dans laquelle l’interdiction originelle de respecter (si tout s’achète et se vend, c’est que rien n’a de dignité ni d’autorité) ne peut exister qu’à se « nouer » à l’injonction de ne pas céder sur la nécessité des marques. Car ne pas céder sur ce qui compte est exactement ce qu’on appelle une éthique, au sens normatif du mot.
Mais la question serait anthropologique et non pas philosophique si l’enjeu de ces nécessités n’apparaissait dans la parole même de ceux qui les mettent en œuvre. Imaginons par exemple quelque adolescent à qui ses parents auraient acheté des chaussures de sport, préoccupés qu’ils auraient été de choisir les meilleures (les plus confortables, les mieux fabriquées, etc.). Il ouvre le paquet et découvre qu’elles ne portent aucune griffe, aucun logo particuliers. Eh bien nous savons tous qu’il n’est pas invraisemblable qu’il les jette furieusement à terre et refuse de les porter : c’est des vraies qu’il voulait ! celles-ci ne sont pas des vraies, puisqu’elles n’ont pas de marque ! Pareillement la bourgeoise ne concevrait-elle pas que son foulard ne soit pas signé : ce n’est pas un simple foulard qu’elle entend porter, mais un accessoire Hermès – dont elle peut toujours craindre qu’il soit une contrefaçon. Elle aussi entend ne porter que du vrai.
La question des marques est donc la question de la vérité telle qu’elle peut apparaître dans une société marchande – dans une société où l’inscription de toute chose dans l’horizon des biens semblait pourtant avoir supprimé jusqu’à l’idée qu’il puisse y avoir du vrai. Eh bien non : le vrai fait retour – et d’une manière bien particulière : dans la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, telle qu’elle apparaît dans la nécessité que les biens accomplis soient habités d’un vide de jouissance interdisant qu’ils soient totalement des biens.
Tout se passe donc comme si la question de la vérité était celle de l’impos-sibilité qu’une chose soit toute ce que, par ailleurs, nous savons qu’elle est.
C’est ce retour, tel qu’il se donne à lire objectivement dans les « produits de marques » et subjectivement dans une éthique bien particulière du respect, qui constitue le problème philosophique des marques commerciales – paradoxale résistance du commercial à lui-même, qu’on aurait dès lors tort d’imaginer totalement trivial.    
Contre la conception traditionnelle de la vérité
 
Si l’on veille à ne pas confondre la marque avec le signe qu’elle peut consti-tuer par ailleurs[3], on convient à propos du phénomène des marques commerciales que l’enjeu est toujours le même : la vérité. Comment cette notion traditionnelle de la philosophie doit-elle se comprendre, dès lors que ce qui est en cause n’est plus la correspondance d’un savoir à un état de choses préalable mais une double opposition : celle du vrai et du réel (exemple des chaussures), et celle du vrai et du faux (exemple du foulard) ?
La conception traditionnelle de la vérité en fait une qualité propre à certains énoncés : seule une proposition peut être vraie ou fausse, les choses (par exemple un faux billet de banque) ne l’étant qu’à être susceptibles d’être dites (la proposition « ce billet est autorisé par l’Etat », implicite dans l’échange de monnaie, étant alors fausse). Or cette acception débouche d’abord sur une double aporie : d’une part elle renvoie à l’indéfinie nécessité de vérifier son propre métalangage, car dire par exemple que la neige est blanche revient à dire que la proposition « la neige est blanche » est vraie, ce qui constitue un nouvel énoncé qu’il faut encore évaluer ; et d’autre part elle renvoie à l’irresponsabilité qui en est corrélative, car si tout est toujours renvoyé à une nouvelle instance réflexive rien n’engage jamais de manière définitive. Mais surtout elle exclut que ce dont on parle soit jamais concerné ; car dire que la neige est blanche en faisant de la vérité une qualité de cet énoncé revient à considérer que la neige ne compte pas, ni sa blancheur, dans la vérité qui la concerne... On voit ainsi que la conception traditionnelle de la vérité s’identifie à l’entreprise de dépossession du sujet – aussi bien au sens grammatical qu’au sens moral et métaphysique du terme, et qu’elle n’est dès lors pas acceptable. Eh bien, la problématique de la marque subvertit cette conception en posant, au contraire, qu’un certain produit est en lui-même un vrai. Dans le même mouvement où elle récuse le service des biens, la marque commerciale récuse la conception prédicative de la vérité.
Au sein de la société marchande, qu’on pouvait prétendre idéologiquement décapante parce qu’elle ramène toute signification rêvée à l’irrécusable de la quantité monétaire, la question de la vérité ne laisse donc pas d’insister, du haut en bas de l’échelle, et de la manière la plus impérieuse... Elle le fait non pas à propos des énoncés et sur le mode de la connaissance, mais à propos des choses et sur celui de la distinction, à travers l’affirmation indéfiniment réitérée que ce qui importe (par exemple que les chaussures soient confortables ou que le foulard soit joli) n’est pas ce qui compte, et à travers l’injonction de dire « vrai » tout objet caractérisé en lui-même par cette division.
Porter comme inhérente à soi cette distinction de ce qui compte et de ce qui importe (il n’y en a pas d’autre), cela s’appelle être distingué. La marque, c’est par conséquent que la distinction et la vérité soient le même.
La vérité et son inconsistance
 
Quand on dit que seules des chaussures de marques sont des « vraies » ou quand on craint que le foulard qu’on porte ne soit un faux, on pose que la question de la vérité est celle d’une distinction, non pas entre le réel et l’irréel (un foulard ou des chaussures sans marque ne sont pas pour autant des vêtements factices) mais entre le vrai et le réel, et aussi entre le vrai et le faux.
La question de la vérité apparaît dans son originalité quand nous reconnaissons qu’elle se constitue non pas de la constatation d’un état (comme si la vérité était une qualité analogue à la couleur ou au prix, c’est-à-dire une composante de la réalité) mais d’une décision. On peut la figurer ainsi :la réalité des choses considérées ne comptera pas ! Ce qui comptera, c’est la marque qui produira la chose comme vraie – et donc, réflexivement, que la chose soit vraie et pas simplement réelle, avec le risque qu’elle soit fausse. Qu’elle soit réelle importe évidemment, mais cela ne compte pas. En quoi on a bien écarté toute la réalité de ladite chose, et pas plus que le vrai n’est dans son principe différent du réel (ni a fortiori meilleur), il n’a essentiellement à être différent du faux. Disons le autrement : dans la problématique des marques, la question de la vérité tient à l’impossibilité de la différence.
De nombreux fabricants répartissent en effet leur production entre une distribution qu’ils opèreront sous leur propre marque et une autre voire une troisième où elle ne figure pas : les boutiques de centre ville vendent sous la marque officielle, les hypermarchés sous leur marque de distributeurs et les magasins « discount », à destination d’une clientèle réputée moins solvable, dans un emballage insignifiant. Les instituts de consommation le rappellent régulièrement et les responsables de ces pratiques de « segmentation du marché » ne les dissimulent nullement : ce sont très souvent les mêmes produits, sortant des mêmes usines[4]. La marque fait ainsi toute la différence, là où il n’y en a pas. Autrement dit la marque du produit le fait considérer à l’encontre de sa réalité, qui reste parfaitement indifférente[5]. Des produits « sans marque » peuvent même être supérieurs à tous points de vue (des chaussures plus confortables, mieux fabriquées, plus belles, moins chères...), l’acheteur qui ne confond pas ce qui compte avec ce qui importe les ignorera – au contraire d’un consommateur purement rationnel qui aurait décidé d’en rester à ce qui importe. Ceci pour le premier aspect de la question (exemple des chaussures).
D’autre part (exemple du foulard), on peut concevoir qu’une copie soit parfaite, c’est-à-dire que le faux soit absolument identique au vrai, sans que cela change pourtant rien à sa fausseté – comme dans l’exemple d’un billet de banque qu’un faussaire aurait fabriqué avec du papier, des encres et des machines dérobés là où la monnaie est officiellement émise, et qui n’en serait pas moins un faux billet. On m’a rapporté l’exemple d’un procès qui aurait eu lieu récemment : une célèbre maison d’accessoires de voyages aurait fait condamner pour contrefaçon l’atelier du tiers-monde qui les produisait parce qu’il avait dépassé le quota de production fixé par contrat, amenant ainsi sur le marché parallèle les produits mêmes qu’il fabriquait pour son commanditaire, à la quantité près. Certains accessoires revêtus de la marque prestigieuse étaient donc vrais et les autres faux, bien que tous fussent parfaitement identiques.
La définition de la vérité comme distinction
 
Opposer sans faire de différence, cela s’appelle distinguer. La question des marques ramène le problème de la vérité à celui de la distinction : les « produits de marques » sont vrais non pas parce qu’ils seraient meilleurs que les autres (ce sont très souvent les mêmes et de toute façon le vrai et le bon n’ont aucune raison de se recouvrir),mais parce qu’ils s’en distinguent d’être « marqués » du logo de telle entreprise, de la griffe de tel fabricant voire du nom tel sportif ou de telle vedette de music-hall, et de l’être à bon droit. Car la notion de vérité est de nature juridique et non pas factuelle : elle ne consiste en rien parce qu’en fait le vrai n’a pas à différer du réel (ni même du faux). L’inconsistance de la vérité suffit à définir la distinction, dans son opposition à la différence[6].
Tel est son paradoxe : qu’on ne puisse obtenir du vrai en ajoutant ou en retirant quoi que ce soit à un réel préalable. A quoi peut-être on objectera que le phénomène des marques consiste précisément à ajouter quelque chose (par exemple un petit crocodile) à un produit quelconque (par exemple des chemises) pour que par là même il advienne comme vrai. Pas si simple. Car qu’obtiendrons-nous, en suivant ce conseil ? des faux, tout simplement (en l’occurrence, des contrefaçons de Lacoste)[7] ! Manque encore l’élément philosophique essentiel, celui dont la distinction est l’effet, et qu’il reste à découvrir… De quoi la marque est-elle donc la marque, qui rende compte de l’essentielle inconsistance de la vérité ?
La question est celle d’une cause qui, à l’encontre de toute cause possible, ne produit rien d’autre qu’une division absolument inconsistante, celle de ce qui importe et de ce qui compte, autrement dit celle – constitutive de la vérité dans le caractère réflexif de sa notion – de la réalité et de la vérité. Et certes, on ne parlera pas là d’une production positive (qui devrait dès lors donner lieu à une différence et non pas à une distinction), puisque la vérité n’est pas une sorte de réalité, aussi paradoxalement qu’on la conçoive (autrement dit la marque n’est pas le signe). Pour qu’il soit question de vérité, il faut seulement que la distinction de ce qui compte et de ce qui importe affecte une chose que dès lors on dira vraie. Autrement dit il faut que la distinction soit propre à la chose qu’elle concerne : que celle-ci soit distinguée, au sens paradoxal où l’on dit que certaines personnes sont naturellement « distinguées ». En quoi nous leur reconnaissons une vérité dont les autres sont privées…
Rien là que de très banal. Nous savons par exemple qu’un vrai bourgeois, par opposition à un parvenu qui n’est bourgeois qu’en réalité, est un bourgeois « distingué » : on ne peut le rencontrer sans éprouver, parfois malgré soi, un certain respect. D’autre part nous savons que la vérité d’un être est ce qui fait qu’il est lui, non seulement par opposition à un autre mais encore par opposition au modèle idéal dont son existence serait la réalisation. La définition de la vérité comme distinction propre n’est donc pas si nouvelle. Son inconsistance non plus : un « vrai » bourgeois ne possède rien de plus qu’un parvenu – et c’est bien le drame de ce dernier, qui ne comprend pas ce qui lui manque pour être vraiment le même de celui qu’il jalouse, alors qu’il l’est réellement. En quoi nous rappelons ce truisme réflexif que la vérité s’entend d’abord à l’encontre du savoir (dans cet exemple, le parvenu sait tout ce qu’il faut posséder pour être un « vrai » bourgeois, et en même temps il voit bien que cela ne suffira jamais).
La notion d’origine résout ce paradoxe, si on ne la confond pas avec celle du commencement ou du fondement (qui la supposent et qui relèvent du savoir). Car l’origine se définit de rendre possible la fondation et de précéder le commencement, avant quoi il n’y a par définition rien. Ainsi reconnaîtra-t-on qu’un « vrai » bourgeois (autrement dit un bourgeois distingué) est un bourgeois d’origine bourgeoise – sans qu’on puisse voir là une mention positive. Qu’on accorde en effet un tel caractère à l’origine mentionnée (par exemple en révélant l’habileté d’un père qui a su anticiper des variations boursières, d’un grand-père qui a profité du marché noir sous l’Occupation, ou même d’un ancêtre qui a trouvé un trésor dans son jardin), et l’on abolit toute distinction : il n’y a plus qu’un descendant de parvenu ! Ainsi un bourgeois distingué est-il quelqu’un qui mène une vie bourgeoise depuis « toujours », c’est-à-dire à en récusation de toute fixation positive de son origine (« depuis toujours » donne l’idée qu’on se perd dans la nuit des temps…). Bref, la distinction ne l’est qu’à être originelle (ce que métaphorise aussi son prétendu caractère « naturel » : elle ne s’acquiert pas) : exclusive de toute assignation positive et par là de toute dimension mondaine. C’est qu’il appartient à l’origine d’être sa propre impossibilité parce qu’elle est toujours déjà perdue[8]. Si donc les produits de marques sont « distingués » ou encore reconnus comme « les vrais », il faut en déduire que toute marque est marque de l’origine[9]. C’est en ce sens qu’elle est cause de distinction et non de différence, et par là agent de la vérité.
 La marque est par conséquent un « rien » qui distingue quelque chose, et par là en fait un vrai, c’est-à-dire une chose dont la distinction est le propre. La distinction dans son inconsistance procède de l’origine dans son impossibilité, et par là devient propre sans pouvoir être réfléchie en différence, ni à l’encontre du réel, ni même à l’encontre du faux. Le vrai ne se distingue du réel ou du faux qu’à d’abord s’être depuis toujours distingué de lui-même, lui qui est fait de sa propre origine c’est-à-dire d’une impossibilité littéralement décisive, puisqu’elle instaure la vérité en excluant simplement que la réalité puisse compter. Il faut donc penser la distinction comme un acte de soi à soi dont l’origine est indistinctement le lieu et la cause.  
La distinction et l’autorité
 
Interrogeons d’abord le paradoxe de la distinction en demandant comment l’origine peut produire la vérité du vrai qui est d’abord sa juridicité, autrement dit son autorité. Car le vrai, ou encore le distingué, fait autorité : on s’incline devant lui, on se tient à une certaine distance (cela s’appelle la « crainte ») et, avons-nous dit, on le respecte. Si nous avons eu raison d’expliquer la distinction du vrai par l’impossibilité de l’origine, cela signifie que son autorité ne peut procéder d’un état de fait. L’origine est donc un acte. Et comme c’est le vrai qui en relève, il faut dire que cet acte est un acte d’autorité. En quoi on s’ouvre à l’infini de l’autorité, tel qu’on le signifie notamment en disant qu’il n’y a de vérité qu’en vérité (puisqu’il est par exemple possible d’avoir tort d’avoir raison) ou de droit qu’à bon droit.
Sans développer pour elle-même la notion d’autorité, on peut indiquer qu’elle renvoie à l’idée d’un acte qui soit décisif, c’est-à-dire qui soit un acte de séparation entre la réalité et la vérité, bref un acte de distinction. On peut citer l’appel du 18 juin où le général de Gaulle pose que la vraie France n’est pas la France réelle, ou le jugement de Salomon, qui distingue la vraie mère entre deux femmes semblables. Mais utilisons un exemple de décision plus familier aux philosophes : celle de considérer autoritairement qu’un rond, si bien tracé qu’il soit, n’est pas une figure vraie ; le vrai, ce sera le cercle, lequel n’est dès lors rien d’autre que sa distinction d’avec le rond. Cet acte de refus que le réel soit le vrai ouvre l’ordre géométrique : on peut dire qu’il est l’origine de tout ce qui sera de nature géométrique.
Imaginons alors un jeune élève ayant à démontrer une propriété quelconque d’un cercle donné. Il lui est interdit d’utiliser un instrument de mesure (un double-décimètre, un rapporteur, etc.), parce que cela contreviendrait à l’autorité de la géométrie, c’est-à-dire à la décision (pourtant elle-même contraire à l’évidence) que ce qui vaut pour le rond ne vaudra pas pour le cercle qui n’en diffère pourtant pas. Avec ses instruments, l’élève pourra bien parvenir à une conclusion exacte ; n’empêche qu’elle ne comptera pas et ne saurait être vraie (le professeur devra mettre un zéro au devoir ainsi argumenté). Car ne peut être vraie en géométrie qu’une démonstration produisant sur celui qui en prend connaissance un effet de géométrie, et non pas un effet d’arpentage[10].
C’est cet effet qui compte, et c’est uniquement de lui qu’il s’agit dans la « dis­tinc­tion » c’est-à-dire dans la vérité.
Que la distinction fasse autorité, tout le monde l’a éprouvé un jour ou l’autre dans la vie sociale, et la notion de « charisme » signifie ce paradoxe : alors que bien des détenteurs d’autorité ne seront jamais que des « en tant que » faisant anonymement fonctionner un système, il y a des sujets qui, au contraire, s’autorisent d’eux-mêmes. Eux, ils font « naturellement » autorité. On appelle « charisme » non pas cette posture éthique mais son effet : la notion désigne alors le statut d’origine qu’on reconnaît malgré soi à certaines personnes qui sont donc à nos yeux leur propre distinction et dont on dira par conséquent que la simple présence est décisive. Par exemple il suffit qu’ils s’engagent dans une entreprise pour que celle-ci ait un avenir, c’est-à-dire que son temps soit ouvert comme étant vraiment le sien par une promesse implicite valant envers et contre tout[11]. D’une certaine manière, les produits de marques sont des produits charismatiques et c’est aussi ce qu’on dit en les désignant comme des « vrais » : ils sont décisifs d’une existence par là même ouverte aux acheteurs, infiniment au-delà de leur consommation.
Or donation d’avenir, à cause de l’impossibilité qui définit l’origine, elle se fait toujours à l’encontre du monde commun (structuré par le signe et la finalité) dont chacun relève par ailleurs. Elle doit donc distinguer le sujet auquel elle s’adresse, corrélativement à la distinction qu’elle a imposée à l’objet.
Le miracle des marques
 
Reconnaître l’inconsistance de la vérité produite par les marques en les assumant comme des insistances de l’origine, c’est refuser d’en faire les vecteurs d’une réalité supérieure (par exemple elles seraient le signe d’un supplément de qualité) parce que l’effet qu’elles produisent est un effet de vérité et non pas de réalité : la marque ne produit pas du réel ni du meilleur, mais du vrai. Or le vrai, justement par sa distinction, produit à son tour un effet qui est effet de vérité. Autrement dit, on peut suffisamment définir le vrai par l’effet de vérité qui doit caractériser sa reconnaissance[12] : celle-ci doit être elle-même vraie et pas simplement réelle. En quoi nous abordons le véritable enjeu du phénomène des marques commerciales.
1.      Le salut objectif
 
L’effet de vérité propre à ce qui est vrai, donc étranger au monde, il faut l’opposer à l’effet de savoir propre à ce qui appartient au monde, où tout est principiellement compréhensible (la compréhension est l’accomplissement du signe dans la finalité). En effet, toute reconnaissance d’une réalité comme telle donne lieu à un savoir, et cela s’appelle une expérience. Or il n’y a pas d’expérience du vrai[13], parce que le vrai est ce qui compte alors que dans l’expérience, ce qui compte, c’est le savoir qu’on en tirera – la chose elle-même, celle qu’on appellerait le vrai, ne comptant pas (on peut la jeter une fois l’expérience faite). Il serait donc absurde de considérer l’acheteur de « produits de marques » comme un acheteur avisé ou compétent, c’est-à-dire identifié à une figure de sujet d’expérience et par conséquent de savoir. Ainsi, à considérer qu’un produit de marque est « vrai », par opposition à un autre éventuellement semblable qui ne serait que réel voire faux, on admet que la notion de la marque s’entend de manière expresse à l’encontre de celle de l’expérience : il n’y a rien à comprendre dans les marques, ni rien à retenir. C’est ce qu’on a déjà indiqué en disant qu’il n’y a de vérité (par exemple que les chaussures soient bien des Nike et que le foulard Hermès ne soit pas une contrefaçon) qu’à l’encontre du savoir (on ne veut pas savoir que d’autres produits sont peut-être meilleurs et moins chers, et ce n’est pas en s’appuyant là-dessus qu’on fera ses achats).
D’une manière générale, c’est-à-dire au-delà de l’acception commerciale du terme (pensons aux gens qu’on dit « marqués » par la vie, etc.), il faut dire que la marque est le point de cette extériorité au savoir : sur une entité quelconque (il peut s’agir d’un être humain, à la limite[14]), la marque pointe que le savoir ne compte pas, et c’est ce qu’on indique implicitement en disant de cette entité qu’elle estvraie[15]. Or le savoir concerne potentiellement tout. Disons même, d’un point de vue métaphysique, qu’il appartient à l’étant en tant qu’étant de pouvoir être réfléchi et par conséquent de relever du savoir. Sauf s’il est vrai. Auquel cas il en relève encore, bien sûr, mais ça ne compte pas[16].
Le vrai, parce qu’il est le distingué, ne peut pas être commun ou trivial, c’est-à-dire intégrable à une compréhension qui compte. Dire que le vrai est le distingué revient par conséquent à reconnaître que le « miracle des marques » n’est pas de nature métaphysique, mais de nature éthique. Car la distinction ou au contraire la trivialité sont des manières originelles d’avoir décidé de soi et par conséquent des éthiques[17]. Dans l’univers des marques, rien n’est trivial, pas même le plus quotidien des ustensiles : comme « vrai » il est indéniablement sujet de sa propre vérité. Autrement dit ce qui est trivial ne l’est pas, puisque sa marque, de l’instituer comme vrai, fait que sa réalité (donc sa trivialité) est précisément en lui ce qui ne compte pas.
 On peut par conséquent rapporter la notion de la vérité à celle qui lui a été de tout temps associée dès lors qu’on a repéré le vrai à son effet, et qui est la notion du salut. Tel est le premier aspect du miracle des marques : sauver la marchandise de sa trivialité originelle non pas en la libérant de son statut marchand, mais en accomplissant celui-ci jusqu’à la vérité.
2. Le salut subjectif
 
Qu’il y ait une dimension subjective du « miracle des marques » défini comme la conversion éthique du trivial en vrai, c’est déjà ce qu’indique cette dernière notion, celle du vrai. Car une société où tout n’est que trivialité (marchandise) devant être trivialement assumée (acheter, vendre, consommer), c’est une société qu’il faudrait dire absolument inhumaine (donc indigne) – dès lors que par « humain » on désigne ce vivant très particulier pour lequel, à l’encontre de tous les autres asservis aux seules conditions de leur vie, le vrai compte. Mais précisément : la société marchande est encore une société humaine, autrement dit une société où, même à son corps défendant et au plus radical de sa trivialité, c’est encore et toujours le vrai qui compte.
La marque reste l’insistance de la question humaine dans la décision même de l’inhumain, et par là elle ordonne un salut subjectif. Salut marchand, bien sûr, puisque c’est une distinction d’acheteur qu’on tient des marques, mais salut tout de même. Il faut l’entendre à travers la nécessité que l’achat fasse de son sujet quelqu’un de distingué.
Demandons de quelle téléologie est constitué l’effort, parfois considérable d’un point de vue financier, de préférer les «  produits de marques ». Une téléologie qu’il faut donc distinguer de l’habituelle finalité mondaine…
L’acheteur comme tel est toujours une figure triviale. Or il est bien certain que si une personne est prête à payer beaucoup plus cher un « vrai » dont elle n’est pas sans savoir qu’il ne diffère pas d’un réel ou même d’un faux, autrement dit si elle se motive de la distinction de son achat à l’encontre de toute éventualité de différence (il peut y en avoir une, mais elle ne comptera pas), c’est qu’elle n’est pas une personne triviale comme le serait un consommateur avisé, optimisant ses achats et n’ayant en tête que la préoccupation d’obtenir le meilleur produit au meilleur prix. Cette préoccupation est pourtant celle que n’importe quel acheteur aurait raison d’avoir… En quoi l’acheteur des « produits de marques », de faire ce que l’acheteur qu’il est par ailleurs ne pourrait pas faire, se distingue : il est bien un acheteur, oui, mais son comportement montre que cela ne compte pas.
Présentons la même nécessité en nous appuyant sur l’opposition de la vérité et du savoir, c’est-à-dire en faisant remarquer que n’importe qui est capable de faire une différence dès lors qu’il possède le savoir suffisant. Le propre de la différence est par conséquent de renvoyer à un sujet indifférent : celui que n’importe quel autre sujet serait à la même place, pourvu du même savoir. Mais une distinction (reconnaître le vrai sans le confondre avec le réel), au contraire, c’est ce que n’importe qui ne peut pas faire : aucun acheteur ne peut comprendre ce qui correspond à la différence de prix entre un produit « de marque » et un autre, tout simplement parce que sur le principe rien ne correspond à cette différence. Ce « rien » qu’il est rationnellement impossible d’acheter est pourtant tout ce qui compte, puisqu’il extrait l’acheteur du savoir réflexif dont il relève, exactement comme il en avait libéré le produit dès lors vrai. Ainsi est-il institué non pas comme un acheteur réel, mais comme un acheteur vrai. La vérité, dans son opposition inconsistante à la réalité, ne pouvant concerner aucune différence (sinon la vérité serait une sorte de réalité – ce qui revient à confondre la marque et le signe), sa distinction, dès lors qu’elle a lieu, est nécessairement celle d’un sujet qui n’est pas n’importe qui ! L’achat des produits de marques l’établit – et c’est le sens de leur achat.
On peut encore l’indiquer en pointant que la distinction dont il s’agit est aussi bien celle qu’il faut faire entre choisir et décider. Choisir vaut pour n’importe qui, puisqu’on choisit forcément ce qui nous semble préférable et que le savoir fait apparaître le préférable comme tel (n’importe qui ayant la même compétence que moi dans un domaine donné ferait les choix que je fais). Décider au contraire vaut pour une personne qui n’est pas n’importe qui : un choix on l’explique par un appel au savoir et donc une identification au semblable (« Telles étaient mes raisons : à ma place tu aurais fait la même chose »), alors qu’on signe une décision, apparaissant ainsi à l’encontre de son propre concept de sujet réfléchi. Dans la vie courante, l’opposition est manifeste : on ne décide qu’à laisser en arrière les raisons qu’on aurait eues de choisir, ces raisons qui se définissent précisément d’être valables pour n’importe qui. Elles sont là, personne ne le nie, mais elles ne comptent pas. Il n’y a donc pas de différence entre décider et se situer en extériorité au savoir dont relève le problème qu’on traite. Ainsi faut-il se décider après avoir constaté que les raisons d’aller dans un sens ou dans un autre s’équilibraient et rendaient le choix impossible[18]... Parce que leur réalité, autrement dit les raisons de les acheter, ne compte pas, les produits de marques donnent lieu à une « décision » d’achat et nullement à un choix ; c’est leur distinction, et par conséquent aussi celle qu’ils confèrent : qu’à propos d’eux, étant impossibles à choisir, il faille décider. Alors que l’acheteur de produits dont la réalité compte est le sujet anonyme et indifférent des choix que n’importe qui aurait faits à sa place, celui qui acquiert des « produits de marques » est un décideur… Le sujet vaut alors pour lui-même : ce n’est plus un « en tant que », il est distingué ou encore vrai. Car choisir est une action, quand décider est un acte : une action effectue un procès par définition anonyme (par exemples manger, classer des dossiers, conduire sa voiture) alors qu’un acte atteste d’un sujet (par exemples promettre, pardonner, trahir). En un mot l’action nécessite qu’on soit n’importe qui, alors que l’acte l’exclut absolument, et il faut nommer distinction le passage de l’un à l’autre.
 C’est la fonction des marques d’assurer ce passage dans la société marchande, où tout est équivalent à n’importe quoi et où chacun est n’importe qui – mais où il n’en reste pas moins vrai que chacun est seul à être lui-même bien qu’il soit par ailleurs le semblable de tous ses semblables.
La distinction perdue de chaque sujet est alors l’eschatologie des marques, l’indication du salut qu’elles promettent. Et que par là même elles assurent.
Conclusion
 
Le vrai, dont le bannissement se réitère à chaque instant dans l’injonction à la trivialité qui définit la société marchande (tout n’est que marchandise y compris soi-même, le seul accomplissement subjectif envisageable étant de « profiter » de la vie ), nous venons de découvrir qu’il résiste ! Il le fait parce que la vérité est, dans l’effet qu’elle produit et qui est encore elle-même (car il n’y a de vérité qu’en vérité), la distinction de ce qui compte et de ce qui importe – dont l’injonction au trivial est encore contrainte de s’autoriser.
Dans ce mécanisme la résistance du vrai est simple : les marques commerciales qui accomplissent la société marchande retournent l’injonction constante à la trivialité en injonction constante à la distinction. Car si les produits qu’il faut acheter doivent être vrais, le fait qu’ils soient des biens ne compte plus, comme ne compte plus l’universelle nécessité de « profiter » des choses et d’en avoir pour son argent. Les marques commerciales arrachent par conséquent l’existence à sa confusion avec le service des biens, non pas en la supprimant comme le ferait une libération révolutionnaire mais en l’accomplissant.
Rien de plus aliéné spirituellement et socialement que le service des marques : misère des identifications de masse, accumulations des frustrations génératrices de violence, etc., on l’accordera sans hésiter. Il n’en reste pas moins que ce service n’est plus celui des biens, et que l’existence de chacun s’en trouve distinguée de l’inhumanité à quoi l’universelle réduction de tout et de tous à la marchandise semblait l’avoir condamnée – inhumanité qu’on peut désigner sans perte en parlant du bannissement du vrai. Car là où le vrai est banni, l’humain est banni, puisqu’est humain ce vivant qui s’autorise de l’effet de vérité dont, dès lors, le vrai reste forcément sujet.
Ce maintien du vrai au cœur même de son bannissement, et par conséquent ce maintien de la distinction humaine au plus extrême de son aliénation, comment les nommer, sinon résistance ?
  
 


[1] Le petit Woody Allen illustré, Plon 1994, p. 169
[2] Tout le monde subit l’injonction de savoir « se vendre » et la crainte de « se faire jeter » ; mais on pourrait parler aussi des enfants handicapés qui apparaissent de plus en plus comme des articles défectueux motivant des demandes de réparation financière, de la nécessité de « dégraisser » les entreprises en sureffectif, de l’imminence d’un examen de l’ADN établissant que nous sommes des êtres de plus ou moins bonne qualité et qui pourrait devenir déterminant pour diverses sélections sociales (embauche, crédits, assurances…), du caractère capricieux des liens amoureux (on change de « copain » ou de « copine » dès qu’ils cessent de convenir c’est-à-dire très rapidement), et ainsi de suite. Autant de traits de la marchandise qui nous identifient.
[3]En plus de son statut de signe d’appartenance et de reconnaissance réciproque (en ce sens anthropologique, elle est un totem c’est-à-dire une métaphore de la semblance des semblables), une marque prestigieuse peut être le signe d’une volonté d’honorer le destinataire d’un cadeau, par exemple.
[4] Que Choisir ? mensuel de l’Union Fédérale des Consommateurs, N°356, janvier 1999, p. 24.
[5] « Le cas de la Salade Minute illustre à la perfection l’importance que le client accorde à la marque. Quand Bonduelle a racheté cette entreprise, il a apposé son nom sur les produits. Les ventes ont aussitôt augmenté ! » (op. cit., p. 25). On pourrait encore citer l’industrie automobile : des modèles de marques différentes sont parfois « exactement les mêmes voitures, jusqu’aux références des phares », la seule chose différente étant « le logo sur la calandre ». Pourtant elles ne seront pas du tout vendues au même prix, les moins chères n’étant pas les plus demandées. Exemple : « à prestations égales, la Volkswagen coûte 10.000 F de plus que la Seat… et se vend pourtant bien mieux. » Que Choisir ? N° 375, octobre 2000, p. 52. Il est certain qu’on peut trouver des exemples encore plus considé­rables dans une multitude de domaines (ainsi entre deux montures pour des lunettes, chacun a pu constater chez son opticien des écarts de prix allant facilement de 1 à 10 et qui sont exclusivement liés à la marque).
[6] C’est ce que signifie, par exemple l’expression d’« être né », pour indiquer la nature aristo­cratique, c’est-à-dire la distinction, d’une personne : indiquer expressément l’impos­sibilité d’une différence (c’est le propre de n’importe qui, et même de tout vivant, d’être né).
[7] Bien entendu, la problématique peut se redoubler, comme dans l’exemple de Dali qui, à la fin de sa vie et contre rétribution, authentifiait de sa signature les toiles insignifiantes qu’on lui présentait. Ces tableaux portent sa marque et on peut dire en ce sens qu’ils sont des « vrais ». Mais d’un autre côté cette marque a été ajoutée pour représenter qu’ils étaient de Dali ; ce sont donc des faux. En fait, la question tient au statut de la signature : ou bien elle est celle d’un auteur, ou bien elle est celle de n’importe qui (et certes, n’importe qui a une signature) – à désigner ainsi un sujet autorisé non pas de lui-même mais de sa place. Les œuvres de Dali étaient autorisées de lui-même, alors qu’au contraire il s’autorisait de sa place sur le marché de l’art pour signer les tableaux dont il vendait l’authentification. Un génie est bien par ailleurs n’importe qui. C’est donc en récusation de sa distinction qu’il signait des tableaux qui, dès lors, ne sont « pas vraiment » des Dali. Ce ne sont pourtant pas de simples faux, parce que cette signature anonyme qu’il apposait (ce n’était pas la sienne, mais celle du sujet que n’importe qui aurait été à sa place) était bien « par ailleurs » faite de sa propre distinction... En somme, il apposait faussement c’est-à-dire anonymement (autorisé de sa place) une signature par ailleurs (là où la place ne compte pas) vraie.
[8] Par exemple, si je vous dis que j’ai un ami d’origine italienne, vous savez une autre chose de lui : il n’est pas italien.
[9] Dans le domaine automobile, les pièces de la marque sont aussi appelées pièces « d’ori-gine » ; elles coûtent beaucoup plus cher que celles qui ne le sont pas (les mêmes, le plus souvent).
[10] En quoi on reconnaîtra qu’on ne peut pas plus confondre la vérité avec l’exactitude qu’on ne peut la confondre avec le savoir.
[11] Cela ne préjuge en rien de la réussite, car on peut avoir un avenir et aucun futur, l’inverse étant également vrai. Ainsi, le moteur thermique, pour les voitures, a encore un grand futur, mais il est certain qu’il n’a pas d’avenir. Inversement, on peut concevoir une invention d’avenir étouffée dans l’œuf, c’est-à-dire privée de futur. La promesse, qui distingue l’avenir du futur et par là le cause comme tel, dit que la réalité ne compte pas devant la donation de la parole (quoi qu’il arrive on fera ce qu’on a dit). A définir la promesse comme la parole qui donne l’avenir en récusant jusqu’à l’éventualité que le réel puisse compter, on en fait une cause de vérité. Ainsi dirons-nous
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